est de venir en aide aux autres sens lorsqu’ils fléchissent.
Virginia Woolf, « Images » [1]
L’œil est folâtre et généreux ; il crée ; il enrichit ; il rehausse.
Virginia Woolf, « Street Haunting : A London Adventure » [2]
Il y a, dans le texte woolfien, plusieurs sortes de regard, de multiples versions de l’œil littéraire. On y trouve tout d’abord l’œil représenté ou œil en texte, motif textuel qui est moteur de fiction ou agent d’argumentation. En tant qu’agent structurant, il est également cet œil de la représentation qui cadre le texte et prend en charge la narration. D’après Liliane Louvel, la figure de style, métaphore ou comparaison, peut se faire œil du texte, image verbale qui appelle l’œil de l’esprit [3]. Œil de l’esprit qui est l’œil du lecteur, œil qui donne forme au texte lu et se le réapproprie. Ajoutons l’œil-image, cette image actuelle [4] introduite dans le texte qui nous regarde [5] et qui, dans l’œuvre de Virginia Woolf, forme un texte/image innovant, dialectique et critique (Orlando, Flush, Trois Guinées, Roger Fry). Dans l’œuvre woolfienne, l’œil littéraire s’envisage enfin comme l’œil d’une littéraire. L’essai (Une chambre à soi, Trois Guinées), la biographie ou l’esquisse nouvellistique expérimentale s’appréhendent comme des formes d’écriture a priori extérieures au littéraire traditionnel et canonique – notamment celui du 19e siècle victorien –, des formes qui permettent de réfléchir sur la littérature. L’écrivaine expérimente formellement, reforme autant qu’elle réforme [6].
De fait, il se dessine chez Woolf un regard protéiforme, opérateur multiple du scriptural qui fait converger l’œil de l’auteur, ceux du personnage et du narrateur, et celui du lecteur, pour former ce « troisième œil » dont Woolf parle dans son court texte « Images » [7]. Un troisième œil complexe, « obtus », pour reprendre l’expression de Roland Barthes dans « Le troisième sens » [8], qui frappe par sa « force de dérangement » : « celui qui vient "en trop", comme un supplément que mon intellection ne parvient pas bien à absorber, à la foi têtu et fuyant, lisse et échappé » [9]. Ce sens obtus est d’autant plus stimulant qu’il contraint à une lecture interrogative. Dans l’œuvre de Virginia Woolf, il découle du travail sur l’hétérogène et participe de nouvelles modalités de révélation de sens. Il relève d’une volonté de décloisonnement.
Comme le formulait le photographe allemand August Sander, le regard permet de voir, il permet d’observer, il permet de penser [10]. Pensif, il pense autant qu’il donne à penser [11], rejoignant par là la « pensée complexe » telle que la définit Edgar Morin : une pensée capable de « traiter avec le réel, de dialoguer avec lui, de négocier avec lui », aspirant à une « connaissance multidimensionnelle », contre toute « vision du monde classificationnelle, analytique, réductionniste » [12]. De fait, le texte littéraire chez Woolf s’envisage comme « dispositif » [13] plutôt que comme structure, il organise du sens qui n’est pas figé. Il s’agit alors d’analyser en quoi le regard chez Woolf participe de l’élaboration du texte en dispositif plastique. Et de voir en quoi ce dispositif à la fois entraîne une révélation poéthique (terme sur lequel nous nous attarderons plus avant) et sert une poéthique de la révélation.
« L’œil a besoin d’aide » [14]
Dans son essai sur le cinéma, Woolf affirme qu’« une grande partie de nos réflexions et de nos émotions sont connectées à la vision » [15]. Rien d’étonnant à pareille assertion pour une femme dont la sœur, Vanessa Bell, était peintre et deux de ses plus proches amis, Roger Fry et Clive Bell, critiques d’art reconnus. Virginia Woolf grandit dans un milieu intellectuel aisé, son père et sa mère possédaient des toiles de grands peintres victoriens (George Frederic Watts entre autres) ainsi que les photographies que Julia Margaret Cameroun avait faites d’eux. La famille s’adonnait à la tradition victorienne de l’album photo, activité rituelle que l’écrivaine poursuivra jusqu’à ses derniers jours, en parallèle avec une intense pratique de la photographie [16]. Avec son mari, l’écrivain et journaliste Leonard Woolf, elle allait fréquemment au cinéma. Elle créa avec lui une maison d’édition, la Hogarth Press, et publia de nombreux textes agrémentés d’images [17]. Notons, pour terminer cette brève présentation, que Woolf fut photographiée par d’éminents photographes tels que Man Ray et Gisèle Freund, et que son portrait fut publié dans Vogue, Vanity Fair, Life et fit la couverture de Time Magazine le 27 novembre 1934. À lire Virginia Woolf, on remarque que son œuvre témoigne d’une intime et intuitive connaissance de l’image, qu’elle soit picturale, photographique ou cinématographique [18]. Le texte woolfien s’élabore dans l’intermédialité.
Dans « The Cinema », essai publié en 1926, elle écrit que l’œil qui contemple une image a besoin de l’aide de l’esprit : « L’œil dit à l’esprit : "Il se passe quelque chose que je ne comprends pas du tout. J’ai besoin de vous." » [19] L’œil n’est pas « tout’œil » [20], mais forme un complexe avec l’esprit. En théorie, dans son essai, comme en pratique, dans ses œuvres, Woolf intrique l’œil avec l’esprit, comme elle l’écrit dans Mrs Dalloway :
Le courant froid des impressions visuelles s’interrompit alors, comme si l’œil était une tasse qui débordait et laissait un trop-plein couler le long de ses parois de porcelaine sans en garder la trace. Le cerveau doit se réveiller à présent. [21]
La métropole du jeune 20e siècle est source de mouvement. L’œil et l’esprit travaillent conjointement à l’enregistrement quasi mécanique du flux continu des images du spectacle urbain [22] : « L’esprit se fait plaque gélatineuse qui reçoit des impressions, tandis qu’Oxford Street y épanche un ruban infini d’images, de sons et de mouvements changeants » [23]. Pour Woolf, regarder, c’est chercher ce qui se cache derrière les apparences, « derrière la ouate de la vie quotidienne » [24]. C’est « essayer de pénétrer plus profondément en dessous de la peau », pour reprendre une expression de Trois Guinées [25]. Sa représentation littéraire de l’appréhension phénoménologique du visible implique la recherche d’une doublure d’invisible, de significations cachées sous les discours, d’images dissimulées sous les mots, de mots dérobés par les images. Réprouvant le figé et la platitude, Woolf frappe par les regards intenses et pénétrants qu’elle représente dans son texte.
Au fondement de l’œuvre woolfienne, il y a cette aspiration à récupérer l’insaisissable, ce tiers exclu saisissant qui surgit par-delà les apparences et choque la sensibilité de l’écrivaine autant qu’il l’interroge. Ainsi intègre-t-elle ce qui est de l’ordre de l’étranger, ce qui fait bouger le système textuel et le transforme en dispositif [26]. Rejetant son héritage patriarcal et victorien, l’œuvre woolfienne propose un nouveau rapport au réel, loin des esthétiques réalistes qu’elle refuse [27]. Elle articule des hétérogènes pour mettre en circulation ce qu’elle estime figé. D’où son intérêt pour le rapport entre le texte et l’image, dont la différence de support fait que quelque chose circule entre-deux. C’est ce que souligne Philippe Ortel dans La littérature à l’ère de la photographie : « Le dispositif apparaît chaque fois qu’une structure ouvre sur de la conjoncture, autrement dit sur un élément hétérogène à toute structuration » [28]. Nous verrons en quoi la question du regard est liée à la révélation médiée par l’extérieur, celui-ci étant représenté par les « Sociétés des Marginales » [29] ou l’image elle-même dans Trois Guinées. Woolf nous invite à des lectures excentriques qui nous font regarder vers d’autres directions et déplacent le point de vue [30]. Son approche littéraire est similaire à la démarche de photographes constructivistes des années vingt tels qu’Alexandre Rodtchenko ou du cinéaste soviétique Dziga Vertov, ainsi qu’à celle de la Nouvelle Vision prônée par le photographe László Moholy-Nagy. En ce temps-là, l’expérimentation visuelle visait à étendre une vision humaine jugée trop limitée, en proposant une diversité de recherches formelles afin de libérer le regard moderne (vues obliques et aériennes, photomontage, etc. [31]). Il s’ensuit que le texte/image woolfien met en relation deux entités distinctes dont l’enjeu semble être le regard humain. De leur cosignification naît un texte plastique : par le dispositif texte/image, le texte prend une forme nouvelle qui donne forme à de nouvelles associations, de nouveaux modes de lecture et de pensée. De l’intrication texte/image naît une expérimentation non seulement critique, mais créative.
Les dispositifs woolfiens nous interpellent par les points de vue atypiques qu’ils proposent et surtout qu’ils provoquent, par cette conjoncture dont nous parlions et qui induit le dispositif. Dans Instants de vie, l’auteure explicite le processus créatif qui la mène à l’écriture :
Et ainsi je persiste à croire que l’aptitude à recevoir des chocs est ce qui fait de moi un écrivain. […] un choc, dans mon cas, est aussitôt suivi d’un désir de l’expliquer. Je sens que j’ai reçu un coup […] un coup d’un ennemi caché derrière l’ouate de la vie quotidienne ; il est ou il constituera une forme de révélation ; c’est le témoignage d’une chose réelle au-delà des apparences ; et je la rends réelle en la traduisant par des mots. C’est seulement en la traduisant par des mots que je lui donne son entière réalité. [32]
Le choc autant visuel qu’existentiel implique une forme de révélation (au sens épiphanique et photochimique du terme) qui sera plus tard retranscrite sur papier. De même, Woolf crée des dispositifs textuels qui nous choquent. Comme la « révolution Kodak » [33] et ses instantanés photographiques qui voient le jour au tournant du 20e siècle, ou les saccades d’images des montages avant-gardistes qui triomphaient dans le cinéma des années 1920 (avec les Sergueï Eisenstein, Lev Koulechov et autres Walter Ruttmann), Woolf cherche à percuter son lecteur, à le provoquer pour le questionner et faire advenir une nouvelle vision du monde.
Révélation poéthique et poéthique de la révélation
Publié en 1938, Trois Guinées ambitionne de s’attaquer à tous les « -ismes » qui excluent les femmes et encouragent la guerre : patriotisme, nationalisme, fascisme et féminisme. Pour ce faire, Woolf crée un dispositif textuel complexe qui repose sur trois modalités : elle extrait des citations d’articles de presse, de biographies, d’autobiographies et de poèmes ; elle intègre des images d’hommes influents découpées dans des articles de journaux ; et elle joue, comme nous allons le voir, sur la présence in absentia des photographies de victimes de la guerre d’Espagne. La confrontation habile de ces différents regards s’apparente à un montage d’éléments hétérogènes formant une constellation confondante de points de vue divergents. Avec ces « images d’autres vies que les nôtres » [34], Woolf consolide et illustre son argumentaire pamphlétaire.
La photographie s’intègre à une rhétorique de l’image qui joue avec l’aspect référentiel et réaliste de cet outil toujours considéré, au début du 20e siècle, comme scientifique et, par là, objectif [35]. C’est ce que soulignait déjà l’écrivain journaliste Walter Lippmann en 1922, préfigurant par là les thèses du médiologue Régis Debray : « Les photos ont aujourd’hui, sur l’imagination, le type d’autorité qu’avait hier le mot imprimé, et avant lui la parole. Elles semblent être totalement réelles » [36]. Supplantant la « logosphère » et la « graphosphère », la « vidéosphère » s’impose [37]. C’est la puissance de monstration promue par cette vidéosphère que Woolf emprunte aux photographies de victimes, tout en refusant de les intégrer dans son texte. Par la description sommaire qu’elle en fait, Woolf met en valeur la factualité brute des images, refusant toute forme d’ekphrasis ou d’analyse détaillée de ce spectacle de l’horreur.
La série de ce matin contient la photographie d’un cadavre qui pourrait être celui d’un homme ou d’une femme ; il est si mutilé qu’il pourrait tout aussi bien être celui d’un cochon. Mais ceux-là sont certainement des enfants morts et ceci représente, sans aucun doute, une maison sectionnée. Une bombe l’a éventrée ; une cage pend encore dans ce qui a dû être le salon, mais le reste de la maison ne ressemble rien moins qu’à une poignée de jonchets suspendus dans les airs. [38]
Par son utilisation de déictiques qui pointent du doigt et d’un « nous » englobant, Woolf réfute toute forme de voyeurisme ou de sentimentalisme et réunit ses lecteurs dans un commun rejet des atrocités de la guerre, créant par là une « communauté de regards » face à la douleur des autres [39]. Par sa compréhension et sa maîtrise à la fois de la fonction symbolique et de la force éloquente des images, l’écrivaine nous fait vivre une expérience mentale paradoxale à travers la violence de l’impact visuel d’images simplement suggérées par le langage. Ces phrases lapidaires, véritable rhétorique de l’ineffable, font de l’image mise en mots un « œil de l’horreur », un « œil de l’histoire » [40] qui nous regarde et nous interpelle. L’œil du trou dans la maison éventrée, béance d’une sphère intime annihilée où se balance une frêle cage à oiseau, est comme la cristallisation imagée d’une horreur et d’une émotion indescriptibles. Woolf connaît et maîtrise la puissance de choc de telles images [41], l’effet de sidération qu’elles provoquent, et montre par là qu’un récit peut éventuellement avoir plus d’efficacité qu’une photographie.
Car, par la répétition en leitmotiv de l’expression « photographies de maisons en ruine et de cadavres » [42] tout au long de son essai, Woolf transforme ces images littéralement invisibles en de véritables clichés révélateurs, à la fois verbaux et photographiques, qui nous poignent [43]. Et ici la puissance évocatrice de la prose woolfienne semble bien plus efficace que les véritables images qu’elle reçut, celles d’enfants tués dans le bombardement allemand du 30 octobre 1936 à Getafe, près de Madrid, que le Parti communiste d’Espagne envoyait à l’étranger pour dénoncer la violence perpétrée par les fascistes [44] ; images qui furent également publiées dans le Daily Worker le 12 novembre 1936. L’auteur refuse de montrer ce que la presse banalise par ailleurs. Néanmoins le texte veut provoquer le lecteur, éveiller sa conscience critique par l’intermédiaire d’une écriture dont l’éloquence courageuse passe par des images textuelles frappantes. La révélation se fait alors poéthique [45], c’est-à-dire à la fois poétique (à travers l’allure resserrée et le style laconique du texte), socio-politique (affirmation d’une position contre le système patriarcal dominant et ses valeurs militaristes) et éthique (questionnement sur la guerre). Par la continuité entre un visible (médiatisation proliférante du conflit espagnol dans la presse, premier conflit à avoir été hautement documenté [46]) et sa part d’invisible (ce que Woolf se refuse à montrer et que nous ne nous imaginons que trop bien), Woolf crée un regard liant, à la croisée de l’individuel et de l’universel, du regard public et du regard privé.
Le dispositif texte/image proposé par Trois Guinées implique et engage le regard du lecteur ainsi que son « œil de l’esprit ». Parce qu’elles nous hantent, les images qui se dérobent à la vision effective prennent forme en imagination. Ces images, celles des victimes de la guerre comme celles qui sont représentées par le texte, attestent un point de vue dédoublé : celui du photographe anonyme dont l’absence d’identité sert le propos woolfien, et celui de l’auteure à travers son point de vue subversif impliqué par le montage texte/image.
Mais si dans son essai Woolf joue sur la puissance de rayonnement d’images in absentia, elle reproduit également les portraits publiés dans la presse d’éminents et fameux personnages en tenue d’apparat [47]. Tout comme Walter Benjamin, Woolf dénonce une prolifération d’images dont le rythme accéléré par la reproductibilité technique parvient désormais à « suivre la cadence de la parole » [48] et empêche toute réflexion par l’aveuglement qu’il induit. La narratrice se pose en observatrice-critique, dissèque les corps fétiches d’une symbolique masculine qu’elle associe aux esthétiques fascistes qui prenaient alors de l’ampleur [49]. Les corps parés, apprêtés de ces hommes de loi ou d’église, hommes de lettres ou hommes d’armes [50] se font textes à déchiffrer par un œil averti. Le visible se fait ainsi lisible. Et ces « spécimens admirables de l’homme victorien cultivé » [51] sont autant d’insectes bariolés soumis au regard rigoureux de l’entomologiste, au regard critique et moqueur de l’écrivaine qui les observe à la loupe. L’image, cette représentation d’une grandeur décadente, « suscite des myriades de points d’exclamation mêlés à des points d’interrogation » [52].
Vos vêtements, en premier lieu, nous laissent pantoises. Quelle abondance, quelle splendeur, comme ils sont richement ornés, ces vêtements portés par les hommes cultivés dans l’exercice public de leurs fonctions ! Vous voici revêtus de violet, un crucifix serti de pierres oscille sur votre poitrine ; vous voilà les épaules recouvertes de dentelles ; on vous trouve maintenant emmitouflés d’hermine ; ou bien bardés de nombreuses chaînes soudées par des pierres précieuses. […] Des tabards brodés de lions et de licornes dansent sur vos épaules, des objets de métal se découpent en forme d’étoiles ou de cercles et scintillent, tintent sur vos poitrines. Des rubans multicolores – bleus, pourpres, écarlates – barrent vos épaules. [53]
« Quel aspect bizarre prend votre univers (celui de la vie professionnelle, publique) observé sous cet angle » [54]. Woolf scrute et moque ce défilé masculin comme quelque absurde défilé de mode. Et elle le reproduit dans son montage d’images fixes qui s’échelonnent tout au long de l’essai. Par son emphase et ses hyperboles, par sa description minutieuse et ironique, elle mime l’expérience de l’aveuglement. Sa prose mimétique s’approprie le discours dominant pour le tordre et le saper de l’intérieur [55]. Woolf tresse l’altérité au cœur de son texte pour mieux affirmer un point de vue à double fonction d’exposition (regardez !) et de remise en question. Par un habile renversement du regard, elle condamne le patriarcat au nom de ce que l’on reproche normalement aux femmes, ce devoir social de représentation qui fait de l’être une image plate, sans épaisseur [56] ; une image proliférante qui impose sa dictature et domine l’espace social.
L’accumulation d’images au sein du texte woolfien souligne leur pouvoir interrogateur. L’image, comme le surgissement d’une question, interpelle violemment et impose un engagement lectoriel qui souligne le pouvoir transformateur du regard. Woolf nous enjoint à rejoindre sa Société des Marginales, société composée de ces femmes qui furent longtemps tenues à l’écart par la loi, l’histoire et la littérature. Exclues par le système dominant, l’entité féminine qu’incarne la narratrice valorise cette posture marginale par sa prise de distance délibérée, par son regard critique et responsable. Woolf réintègre l’œil féminin extérieur au centre de son essai : le tiers exclu devient central et renverse le discours dominant pour imposer une vision nouvelle. Que ce soit celui de la narratrice ou celui du lecteur, l’œil dévoile, il affiche. La tension scopique que le dispositif woolfien implique ouvre sur une nouvelle « proposition de monde » [57], une nouvelle forme d’engagement. Car l’importance du regard dans Trois Guinées, que cela soit thématiquement ou rhétoriquement, implique une poéthique de la révélation. Le texte/image représente un engagement dans le champ de l’éthique (questionnement moral, politique et social), de l’esthétique (nouveaux modes de discours qui passent par l’hétérogène) ainsi que de l’ethos (question de l’individu et de l’identité féminine, remise en cause des habitudes et des représentations dominantes). Une poéthique qui démontre autant qu’elle expose, afin d’ouvrir l’œil du lecteur sur l’implicite d’un discours qui se veut muet.
Ainsi Trois Guinées met en place une convergence des regards. Convergence qui passe par ce que nous appellons imageographie : une écriture traversée d’images – de sa version papier à nos images imaginées – et qui s’intéresse aux rapports d’influence entre textes et images, tout en cartographiant à la fois Londres et la société. L’imageographie est une écriture à la fois nourrie d’images et imageante. Entre 1931 et 1936, Woolf lit entre quatre et six journaux par jour, à la recherche d’articles et de photographies concernant la guerre, la condition des femmes et le fascisme grandissant [58]. Cette matière première constitue un amas d’images réelles et actuelles que Virginia Woolf va virtualiser dans son écriture. Ces images survivantes correspondent à ce que Walter Benjamin appelle « l’inconscient optique » [59] et hantent les réminiscences woolfiennes jusqu’à pénétrer la trame du texte. Par effet de transfert, on passe d’images effectives à une écriture imageante qui invite le lecteur à s’impliquer et à s’engager, à prendre position. Woolf élabore un langage qui prend une forme nouvelle sous l’influence de l’image et qui vient à son tour donner forme à un imaginaire.
L’écrivaine opère ainsi la « transformation intersémiotique » dont parle Liliane Louvel [60]. Elle altère le texte et rénove le regard lectoriel. Elle met en œuvre le tiers pictural défini par Louvel comme « le moment entre-deux quand le texte tend vers l’image, quand l’image file vers le texte, et que dans l’esprit du lecteur qui re-connaît, du texte tressaille » [61]. Le texte s’actualise dans l’image autant que l’image s’actualise dans le texte, soulignant par là la plasticité de l’œuvre littéraire. La littérature s’envisage alors comme un nouvel espace de lecture entre-deux où règnent une porosité, un contact, une cohabitation qui est cosignification. Se crée « un nouvel espace de pensée », un nouveau champ à investir, construit « dans la trans-action entre la forme et l’émergence de la forme » [62]. Le texte voit alors l’avènement d’un troisième œil subversif et obtus.