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Revoir 14. Images malgré tout ?

Introduction
textimage No 9, 2017

Nous avons délibérément choisi, en exergue du présent texte, l’image non spectaculaire d’une solitude paisible et silencieuse, en camaïeu de vert, un bois des Flandres, près d’Ypres, montrant entre deux arbres le miroir d’un étang où se penche un saule pleureur. La photographie de Stefan Boness, qui nous présentera son travail ce matin, rompt avec l’iconographie habituelle de ce que l’on appelle la Grande Guerre. Pourquoi cette photographie ? Disons seulement pour l’instant qu’elle appelle une intériorisation du passé et de l’histore en une année de commémoration frénétique où déferle sur nos écrans ce que Marie José Mondzain nomme un flux iconique qui menace précisément, l’image de disparaître (c’est dans le Commerce des regards). Pourquoi également en regard de cette image ce titre, Images malgré tout ? Image de quoi ? et malgré quoi ?

On aura, dans cette question liminaire, par le relais d’une citation d’un de ses essais les plus célèbres, reconnu l’empreinte de Georges Didi-Huberman, de sa pensée de l’image et du temps, qu’il poursuit dans la ligne des travaux d’Aby Warburg (notamment dans L’image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes) et de Walter Benjamin (notamment dans Devant le temps). On sait que Didi-Huberman a construit son approche de l’image, contre l’iconologie panofskienne verrouillée par le lisible, dans les termes d’une phénoménologie du regard : approche qui pense l’image dans son mouvement d’apparition au corps et au regard, dans un processus d’accès progressif et toujours retardé, partiel et incomplet à la visibilité. L’image selon Didi-Huberman est l’empreinte d’un mouvement, un drame écrit-il : une fresque de Fra Angelico peinte à la chaux, inondée de lumière dans une cellule monacale de San Marco percée d’une fenêtre, se révèle tout en se dérobant progressivement au regard – et ce voile de lumière participe de l’événement visuel qu’est l’image. Il s’agit de rendre compte de l’image dans son devenir visible, d’attendre que le visible prenne ; il faut également, à rebours de la certitude panofeskienne, où le texte source a le dernier mot sur l’image et la fige, « savoir demeurer dans le dilemme entre savoir et voir ».

On voit combien l’image de S. Boness œuvre justement cette tension entre le voir et le savoir qui en oriente la perception : un voir qu’ouvre le savoir, un savoir sollicité et débusqué par le voir. On n’y voit rien, si l’on ne sait rien ; et si l’on sait, que voit-on au-delà de ce qui est visible ? Qu’imagine-t-on ? L’étang, nous dit la légende, n’est pas une mare naturelle : il a été creusé par la guerre, par l’obus ou la mine. Le passé sédimenté dans la terre a été recouvert par la végétation et l’eau, la cicatrice laissée par la guerre – image reprise par S. Boness – n’est plus visible. L’image prise par S. Boness est une image stratifiée : la guerre se donne à imaginer sous un dépôt visible d’oublis pour peu que le savoir nous y invite. L’image nous montre un lieu où « ça a été », - le ça ici, c’est la guerre ; elle est, écrit M-J Mondzain, comme le sol natal d’une parole. A nous de la faire parler. La clé de lecture en surimpression de la photographie sur notre affiche, fausse un peu notre perception. Car cette image et ce lieu se dérobent autant qu’ils se présentent à notre regard. Photographie composée, calée entre deux arbres qui pourraient borner comme le tombeau naturel, le trou de verdure de quelques soldats morts ; mais l’image s’ouvre à l’avant-plan, à hauteur de genou d’homme, pour suggérer le mouvement d’approche du corps et du regard. L’herbe donne sa couleur, mais aussi sa texture voire son odeur à l’image. Cette image se donne à saisir dans le mouvement d’une appropriation subjective, corporelle et sensorielle, et il faut un certain temps pour que la visibilité prenne.

Cicatrice de guerre que le temps a maquillée en paysage naturel : l’herbe et l’eau ont recouvert la terre abimée par les hommes, comme les images prises par les hommes ont été altérées par le temps – déchirures, trous, souillures, taches d’eau des vieilles photographies, stries et rayures des vieux films. Les images prises par les hommes portent l’empreinte du temps. C’est précisément ce qu’ont voulu nier les auteurs de la série télévisée Apocalypse, consacrée à la première Guerre Mondiale, j’y reviens dans un instant. Images malgré tout, disions-nous ? Ce « malgré tout » dans l’essai de Didi-Huberman – recouvrait l’inimaginable, l’incommensurable, l’irreprésentable de la Shoah ; et pourtant, malgré tout, on ne pouvait nier que le courage de quatre membres du Sonderkommando d’un crématorium d’Auschwitz, promis à l’extermination, avait précisément consisté, en arrachant depuis l’intérieur même des chambres à gaz les traces photographiques, infimes, de leur destruction, à rendre visible et imaginable pour l’extérieur ce qu’eux seuls pour leur malheur pouvaient voir.

En ce qui concerne la Première Guerre Mondiale, aujourd’hui cent ans après, ce « malgré tout » accuse en revanche, d’une manière différente, la prolifération médiatique et spectaculaire, le « flux iconique » dont je parlais. C’est l’abondance d’images de la grande Guerre qu’il faut interroger. Je voudrais revenir sur cette série documentaire, parue sur France 2, à destination du grand-public, qui a fait la couverture médiatique : la série Apocalypse, d’Isabelle Clarke et Daniel Costelle – série dont le propos pédagogique a été d’attirer par l’image un public surtout jeune qui se détourne a priori de l’Histoire (c’est comme cela que les réalisateurs ont présenté les choses ; et Didi-Huberman, dans un article paru dans Libération en 2009 (à l’occasion de la diffusion de la première série qui elle portait sur la Seconde Guerre M.) a vivement réagi à cette intention d’en mettre « plein les yeux », c’est-à-dire d’offusquer le regard.

Apocalypse : le titre même est ambigu : à la fois légitime (car les combattants de la Première GM l’ont parfois utilisé), mais également faussé, si l’on prend le mot au sérieux, non pas comme un synonyme galvaudé de « catastrophe », mais dans son épaisseur étymologique. – l’apocalypse comme révélation. Certes, et Freud le pointe dès 1915, la guerre agit comme un révélateur de la laideur et la barbarie humaines, contenues en temps de paix par le jeu des relations sociales. Mais on ne peut parler de révélation proprement dite car il n’y a rien d’une promesse eschatologique dans cette destruction – contrairement à l’Apocalypse que l’on connait, celle de Jean. L’apocalypse est un texte visionnaire, la totalité du visible passe dans l’écriture prophétique. Et Apocalypse, le documentaire, prétend se placer sous le régime d’une visibilité totale, universelle, absolue : la guerre serait passée tout entière dans le spectacle. Pure illusion, ou pur mensonge, car il n’est de visibilité absolue qu’articulée à une eschatologie (c’est le sens du Miroir de saint Paul, 2 Cor 13 : nous verrons alors de face ce que nous ne voyons qu’en énigme dans un miroir – les miroirs de métal poli donnaient une représentation déformée de la réalité).

Cette série prétend nous donner accès à la visibilité de la guerre, alors même qu’il n’est de visibilité que relative, de visibilité que transitive, adressée, destinée. Revenons juste à Images malgré tout et à Shoah : la question de la visibilité est au cœur même de la Shoah, à l’articulation du voir et du savoir ; Didi-Huberman rappelle qu’au sein d’Auschwitz il y avait deux labos photographiques, ce qui lui permet de parler d’une « pornographie de la tuerie » ; les déportés voyaient, les SS voyaient ; le partage entre le camp d’extermination vs le foyer familial du bourreau est un dispositif de clivage ; certains, ceux qui habitaient autour du camp ne voulaient pas voir, ou détournaient le regard, les négationnistes ne veulent pas voir. La visibilité (de la guerre) est toujours « visibilité pour », une visibilité prise dans la relation : « la vérité de ce que l’on voit dépend de la relation qui s’établit entre les gestes de celui qui montre (par exemple la légende de la photo de S. Boness) et de celui qui voit. Qu’est-ce que voir ensemble ? » (Le commerce des regards, p. 24).

Contrairement à ce que disait Mathew Brady, pendant la guerre de Sécession (comme le rappelle Susan Sontag), l’appareil photographique n’est pas « l’œil de l’Histoire », ou en tout cas il ne saurait l’être en dehors d’une relation discursive, intersubjective, qui fait que l’image sinon m’est adressée, du moins qu’elle devient ou redevient visible pour moi. Apocalypse – la série – est instructive en ce qu’elle pose emblématiquement les éléments de réflexion sur une éthique de l’image (notamment d’archive) et de ses usages. Ses choix de montage et de retraitement de l’image posent problème :

1. le choix de retraiter l’image filmée d’époque : non pas la restaurer, i.e. redonner par un geste archéologique scupuleux à l’image sa visibilité originelle –s’il y en a une – mais la coloriser et donc la masquer (la colorisation parait recouvrir l’image), la sonoriser, la dramatiser (dans le montage son / image), la nettoyer de ses scories, de ses impuretés ; tout autant de procédures techniques qui visent à effacer les empreintes du temps ; Didi-H. parle de « maquillage » de l’image – il reprend d’ailleurs plus ou moins consciemment l’accusation de Tertullien contre les couleurs dont se fardent les femmes (dans le De Spectaculis ou le De idolatria), ce qui lui vaut un procès en intégrisme que lui intente la meute de ce qu’on appelle les internautes ;

2. second choix, corolaire du premier, avec les mêmes conséquences : homogénéiser la pluralité et la disparate d’images d’archives, les arracher à leur source (toujours tue) pour les monter dans la syntaxe d’un discours homogène, où toutes les images paraissent faites de la même étoffe, et émaner d’un point de vue cinématographique omniscient sur le monde ; cet anachronisme coupe l’image de la source d’où elle est censée pourtant remonter vers moi qui la regarde ; cet anachronisme n’est pas celui que théorise Benjamin, quand il fait de l’image le lieu d’un télescopage de temporalités hétérogènes ; ici l’image flotte à la surface du présent, au lieu de se présenter à moi comme remontant depuis le fond du temps.

3. troisième choix : transformer narrativement l’absence (d’image, ou d’image de telle ou telle nature) en ellipse (narrative, cinématographique) ; juste un exemple : l’assassinat de François Ferdinand et de la duchesse à Sarajevo le 28 juin 1914, bombe à retardement du déclenchement de la guerre ; l’archiduc est filmé lors de la première partie du trajet qu’il effectue dans la ville– le documentaire en insère les images dans son montage. Il y a donc eu filmage, mais incomplet, parcellaire, lacunaire : le moment de l’assassinat n’a pas été filmé. Dans la réalité, dans le monde médiatique d’époque, cette faille du filmage est, investie, occupée par ce que nous percevons aujourd’hui comme relevant de l’imagerie, mais qui l’était également certainement en 1914 : c’est la une du Petit Journal, supplément illustré du 12 juillet 1914. Les images sont fondamentalement diverses et hétérogènes. Cette Une n’est pas intégrée dans le montage d’Apocalypse, gouverné par le principe d’homogénéisation iconique. Or, la gravure, en ce qu’elle pointe vers une imagerie romanesque de l’assassinat, qu’elle colore ici fortement d’exotisme, dit bien combien l’image filtre le réel, et combien justement elle n’en prend pas la mesure. L’image n’est pas lucide sur l’événement : elle porte ici un élément d’anachronisme et de fictionnalité, elle est moins ‘œil de l’histoire’ (vocation de la photographie de Matthew Brady) que point aveugle sur l’Histoire en train de se jouer.

Apocalypse ne rend pas compte des conditions et du régime de visibilité de la Grande guerre en temps de guerre : pour qui la guerre était-elle visible ? Pour qui l’est-elle aujourd’hui ? L’événement a-t-il jamais été lisible ? L’image a-t-elle jamais été visible ? Le regard après-coup porté sur l’image doit-il n’en retenir que l’avers lumineux, l’éclairer d’un jour crûment artificiel ? L’image n’est-elle pas au contraire tramée de jour et d’obscurité, de lumière et d’ombre ? Les auteurs et artistes que nous invitons aujourd’hui, dans la variété des approches et des champs qui sont les leurs (photographie, bande dessinée, littérature, peinture), nous paraissent avoir ceci de commun qu’ils travaillent avec cette part d’ombre de l’Histoire et de l’image, et donnent à voir à la fois le voile et le tableau, l’éclat de la résurgence et l’épaisseur de l’oubli. Quelles images, donc, images au sens rhétorique et au sens plastique (quelles descriptions, quelles métaphores, quels dessins, quelles photographies, quels films…) produire aujourd’hui au milieu de ce bruit médiatique et iconique, quelles images produire à partir de quelles images ?

*

Notre opiniâtre besoin de comprendre "l’événement 14-18", dont la présence ineffaçable aujourd’hui persiste – comprendre c’est-à-dire tenter de se mettre à la place, de ressaisir, dans leur double effet de proximité et d’éloignement, des expériences et des sensations, des visions et des émotions, tout un état d’esprit ineffable et irrémédiablement passé –, ce besoin donc de rendre compte et de continuer à éprouver, un siècle après, "le poids des morts sur les vivants" (Retrouver 14 7), c’est s’efforcer de faire face aux images qui nous en restent, de confronter notre regard distant mais empathique à celui de l’histoire, à l’œil de l’horreur. C’est de fait, revoir les dessins et les tableaux, les photographies et les films de propagande, d’information ou de témoignage qui virent, à l’orée du vingtième siècle, la naissance d’un regard moderne et contribuèrent à former ses récits.

Comment épouser, pour mieux la saisir, la vision des appelés au combat ? Et comment regarder ce que nous croyons qu’ils ont vu ? Héritiers d’un spectacle en son temps inédit, nous éprouvons l’irrésistible besoin de voir ce que virent les soldats d’Europe, leur regard partagé

sur les millions de cadavres de soldats et de civils, sur les ruines de villes et de villages innombrables, sur les charniers, sur les foules armées qui défilent ou sur les foules désarmées qui s’enfuient, sur les massacres anonymes, les viols, les vols et les persécutions où personne ne savait plus qui tuait qui et pourquoi il fallait tuer. (Homo spectator 66)

Certains n’ont dû rien voir ou presque, terrés dans une tranchée, le visage caché sous leur casque, ou ensevelis sous la terre que soulevèrent les obus, les yeux aveuglés par des gaz asphyxiants. D’autres ont pu tout voir, dans le feu de l’action ou retranchés, regardant à distance. Ces images-là, le noir aveugle de l’invu ou l’hypervisibilité de ce que Paul Virilio appelle la "guerre lumière" (Guerre et cinéma 121), semblent désormais irrécupérables. Le témoignage direct, documenté par ceux qui faisaient la guerre est quasi-inexistant car, comme le rappelle Laurent Véray, sur les lignes de front, la présence d’appareils photos et de caméras était contrôlée par les sections photographique et cinématographique de l’armée, et les témoignages ramenés à l’arrière passés au filtre de la censure. Les images capturées et officiellement divulguées servaient principalement à la propagande et à la constitution d’archives historiques et militaires. Le combat lui-même restant irrémédiablement hors champ, invisible car infilmable pour des raisons techniques et les photographies de massacres largement inaccessibles car de facto clandestines.

Revoir 14 implique donc qu’il nous faut composer avec une mémoire visuelle complexe et composite, traversée de représentations parfois fantasmatiques. Certaines des images qui nous sont parvenues sont fictives, résultant d’une mise en scène, d’une codification plus ou moins élaborée, de trucages et retouches, d’un montage ou remontage biaisés. Ou bien elles furent prise dans l’après-coup, au cœur des décombres, une fois les combats terminés, attestant de la ruine, de la mort et de la dévastation. Des toiles aux représentations symboliques furent élaborées, multitudes de paysages imaginaires, tels ceux de Paul Nash ou Félix Vallotton. Le statut de toutes ces images s’avère ainsi profondément ambigu : elles constituent bien des images-passeurs, un précieux témoignage de ce qui, incontestablement, a été. Elles sont également des images-tombeaux qui permettent la commémoration et participe du travail de deuil. Mais elles demeurent surtout des images-seuils, au bord desquelles nous restons sans vraiment comprendre, ni même connaître, prenant seulement acte de la relative perte de signification dans l’enjambement des siècles. Nous nous retrouvons aujourd’hui spectateurs d’un lointain théâtre d’ombres guerrières dont le sens et le vécu paraissent insaisissables mais dont les traces fébriles continuent, malgré tout, de clignoter au-delà du siècle.
C’est en ce sens que Revoir 14 nécessite de traquer de faibles traces survivantes, comme le font, inlassablement, les re-photographies hantées du reporter de guerre Don McCullin ou de Stefan Boness dans les calmes paysages champêtres de la Somme et des Flandres. C’est aussi faire de ces images qui restent, des images malgré tout, malgré la distance des années, l’incompréhensible et la méconnaissance ; des images qui constituent pour l’écrivain le "sol natal de la parole", font travailler l’imaginaire et naître la narration pour soulager la douleur et la hantise, pour contrer toute "pulsion de silence". Paradoxalement, ces images permettent de mettre des mots sur ce qui dépasse l’entendement, sur cette mémoire historique infusée de fiction afin de négocier une certaine relation à la vérité. L’effet de réel promu par les images que nous lègue la Grande Guerre se fait dès lors aujourd’hui, dans la littérature contemporaine, effet de fiction : le fait historique devient fait littéraire, une restitution crédible et véridique. Il s’agit en effet, pour les auteurs dont il sera question dans ces journées, de fictionnaliser, de manière plus ou moins ludique, distancée ou romanesque, pour mieux s’approcher et, enfin, comprendre.

En 1989, Claude Simon publiait L’Acacia, fresque grandiose d’une famille dont le père meurt en 14 et dont le fils, narrateur du récit, a participé aux combats de la seconde guerre mondiale. Alors qu’il s’efforce de rendre compte de l’expérience de la guerre et de ce qui lui en reste, ce dernier remarque que

[…] quand il essaya de raconter ces choses, il se rendit compte qu’il avait fabriqué au lieu de l’informe, de l’invertébré, une relation d’événements tel qu’un esprit normal (c’est-à-dire celui de quelqu’un qui a dormi dans un lit, s’est levé, lavé, habillé, nourri) pouvait la constituer après coup, à froid conformément à un usage établi de sons et de signes convenus, c’est-à-dire suscitant des images à peu près nettes, ordonnées, distinctes, les unes des autres, tandis que la vérité cela n’avait ni formes définies, ni noms, ni adjectifs, ni sujets, ni compléments, ni ponctuation (en tout cas pas de points), ni exacte temporalité, ni sens, ni consistance sinon celle, visqueuse, trouble, molle, indécise, de ce qui lui parvenait à travers cette cloche de verre plus ou moins transparente sous laquelle il se trouvait enfermé […]. (L’Acacia 286-7)

C’est avec ce même tâtonnement initial du verbe, le trouble d’une perception devenue floue que nos contemporains transforment l’écriture littéraire en une "opération imageante" qui reconstruit le passé afin de mieux le tirer du néant de l’oubli. Revoir 14 c’est de fait reprendre en texte toute une imagerie de la guerre afin de faire lien et de faire sens. Ainsi Pat Barker fait revivre, dans Life Class et Toby’s Room, l’iconographie contemporaine au conflit, que celle-ci soit médicale ou artistique. Dans 14, Jean Echenoz met en scène un photographe amateur enrôlé pour produire des clichés aériens, collectionnant, au gré des phrases, une multitude d’éclats visuels. Et Éric Vuillard reproduit, à chaque nouveau chapitre de sa Bataille d’Occident, quelques photographies iconiques afin de réancrer visuellement le vécu de ces temps lointains.

D’un siècle l’autre, entre les images et les récits d’hier et nos récits et leurs images aujourd’hui, un questionnement reflue, sans réponse. Nous reprenons et répétons des questions qui n’ont pas pris une ride, textes et images contribuant à soulager ce questionnement lancinant. Dans les années qui suivirent le premier conflit mondial, avec la menace d’une seconde guerre se profilant, certains intellectuels interrogèrent le sens et l’utilité d’un tel massacre. En 1931, dans Pourquoi la guerre ?, Einstein demande à Freud s’il existe "un moyen d’affranchir les hommes de la menace de la guerre ?". Interrogation à laquelle le psychanalyste ne peut vraiment répondre sinon en esquissant quelques pistes sur la "pulsion agressive ou pulsion destructrice" inhérente à la psyché humaine et en encourageant ses contemporains à travailler contre la guerre par le développement de la culture. Déjà en 1924, Ernst Friedrich avait publié son horrifiant Guerre à la guerre !, soulignant, par son habile mais cynique montage, le statut problématique de certaines images des atrocités de la Grande Guerre ; question irrésolue que Virginia Woolf reprendra dans Three Guineas à la fin des années trente, refusant de reproduire des photographies de massacre qui, faisant l’effet d’électrochocs sidérants, font détourner le regard et annulent la réflexion. L’écrivaine posait cette question cruciale alors que l’Europe allait bientôt basculer à nouveau dans l’horreur du conflit : "How in your opinion are we to prevent war ?" / "Comment faire, à votre avis, pour empêcher la guerre ?" Et faut-il alors, pour ce faire, montrer les images de l’infamie guerrière ou plutôt passer par le discours, par la symbolisation ? Alors qu’Éric Vuillard privilégie le récit factuel d’événements avérés pour mieux souligner l’absurdité et la démesure de 14-18, Pat Barker met en scène un discours de la remise en cause et du doute dans sa trilogie Regeneration, se faisant ventriloque des positions contestataires du poète Siegfried Sassoon (entre autres) alors que le conflit bat son plein de l’autre côté de la Manche. Pour sa part, Stefan Boness reprend le flambeau du poète britannique John McCrae dans sa série photographique Flanders Fields, transmettant, par l’image, la voix des morts, perpétuant par là leur souvenir, entre résurgence et effacement. Enfin dans une œuvre graphique magnifique et singulière, Fritz Haber, dont sont parus à ce jour quatre tomes, David Vandermeulen pense la bande dessinée à la fois comme art de synthèse narrative et comme montage visuel. Travaillant à partir de clichés photographiques, il nous donne à voir non une reconstitution spectaculaire artificielle d’une époque historique, l’Allemagne au temps de la première guerre, mais des images comme rongées par le temps.