enrichis et l’on peut affirmer que nous voyons le monde avec de tout autres yeux.
László Moholy-Nagy, « Peinture Photographie Film », 1925 [1]
[L’]œil est enjoué et généreux ; il crée ; il orne ; il rehausse.
Virginia Woolf, « Au hasard des rues : une aventure londonienne », 1927 [2]
Un espace de jeu
Dans Mrs Dalloway, fraîchement débarqué des Indes, Peter Walsh évolue dans un Londres qu’il ne connaît plus et qui, à ses yeux, est devenu la source d’une fascination quasi exotique, d’un « ravissement délicieux et irrépressible [3] » : il appréhende et observe la métropole britannique comme un spectacle vivant et « enchanteur [4] » désormais étranger [5]. « Et simplement parce que personne ne savait qu’il était à Londres, […] l’étrangeté d’être seul, vivant, inconnu, à onze heures et demie dans Trafalgar Square, s’empara de lui [6]. » Redécouvrant un paysage autrefois familier, Peter investit un espace défamiliarisé, intermédiaire ; un espace de potentialité [7].
Avec ce « solitaire doué d’une imagination active [8] », Woolf revisite l’archétype du flâneur baudelairien. Cet « arpenteur des villes [9] » est la figuration vivante du « kaléidoscope doué de conscience [10] » dont parlait en son temps le poète : un homme au regard vif et inventif qui, par ses œillades espiègles et séductrices, transforme la scène londonienne en un espace de jeu fantasmatique. Soumis à aucune règle, aucune prescription, cet espace de jeu s’envisage comme un espace de liberté, éphémère et précaire ; le lieu à la fois actuel et virtuel de l’épanouissement d’une expérience créatrice [11]. Libre et détaché, tout en mouvement, Peter retrouve la souplesse joueuse de l’esprit enfantin. Et Woolf de donner à lire une échappée ludique et libre ; les quelques instants jouissifs d’une rencontre de hasard, entre fantasme et fantaisie [12].
Il s’était échappé ! Il était parfaitement libre […]. Je ne me suis pas senti aussi jeune depuis des années ! pensa Peter en échappant (pour une heure ou deux seulement bien sûr) à ce que précisément il était, et se sentant comme un enfant qui se sauve dehors et voit tout en courant sa vieille nurse à la fenêtre faire des signes du mauvais côté. Mais elle est extraordinairement attirante, pensa-t-il, car, traversant Trafalgar Square et se dirigeant vers Haymarket, arrivait une jeune femme, qui, au moment où elle passa devant la statue de Gordon, lui sembla, (sensible comme était Peter) se dépouiller de ses voiles un à un pour devenir celle-là même qu’il avait toujours eue en tête ; jeune mais majestueuse ; joyeuse mais discrète ; de noir vêtue mais enchanteresse [13].
La rencontre fortuite avec la passante inconnue fait brièvement bifurquer le texte dans sa diégèse, et, au fil des parenthèses qui miment ce temps suspendu du détour, bouscule la forme. Poursuivant la jeune femme, Peter se fait Pygmalion : aventurier téméraire et romantique [14], il façonne et modèle celle qu’il observe – « (car il faut bien inventer, s’autoriser une petite distraction) [15] » –, la transforme en une vision éthérée et magnétique – « Elle n’était pas de ce monde [16] » –, une pure illusion [17]. Peter marche, alerte et aérien, et les phrases volent sur ses talons, épousent la flânerie rêveuse de ses pensées, imagent ses visions furtives.
Cette scène brève fait du roman un espace plastique mouvementé ; elle ouvre un espace de transition qui joue sur la métamorphose, celle de la passante en image mouvante, captivante et chatoyante, celle du texte en une succession de visions fugitives. Londres est dès lors virtualisée, transitoire : la ville est représentée comme une « aire intermédiaire d’expérience [18] », le lieu d’une expérimentation qui travaille sur l’illusion à travers la révélation d’une perception hallucinatrice. Faisant jouer la réalité intérieure, subjective, des perceptions du personnage, qui vient s’apposer sur la réalité du dehors, objectivement perceptible, de la topographie qui l’entoure, le texte woolfien s’ouvre à la création, à l’invention libre de formes nouvelles [19]. Peter a en effet le « regard urbain [20] » des hommes de son temps, insatiable et instable, impatient et flottant. Il a ce regard qui, depuis plus d’un demi-siècle déjà, a été façonné et travaillé par les nouvelles visibilités photo-cinématographiques [21] et qui, en retour, infléchit et transforme la prose woolfienne dans les années 1920.
Il s’agira ici de voir en quoi, à travers la représentation d’une flânerie onirique, Virginia Woolf écrit le rêve d’une littérature plastique qui naît de la « confrontation coruscante [22] » du texte et de l’image ; en quoi elle crée une prose hantée par le langage secret de la photo-cinématographie de son temps, une prose « explosante-fixe [23] » prise entre flux et fixité, qui, dépaysant le regard du lecteur devenu spectateur, invite à un investissement lectoriel par l’image, à la construction d’un imaginaire libéré et créatif dans l’entre-deux d’un texte qui joue (comme on le dit d’un enfant ou d’une porte [24]) et interpelle.
Un rêve éveillé
L’apparition irréelle de la jeune femme débute par un « mais », comme un arrêt suspensif en début de phrase, l’instantané de la fascination. L’adverbe signale l’apparition soudaine d’une image-choc érotisée et fantasmée – « Mais elle est extraordinairement attirante » –, l’avènement d’une image mobile et aérienne qui inaugure la rêverie diurne du personnage. Cette passante énigmatique s’avère être la réplique londonienne de multiples flâneuses mystérieuses qui peuplent les villes de la littérature et de la poésie française dès la première moitié du dix-neuvième siècle. Dans « Une allée du Luxembourg » (1832), Gérard de Nerval saisit le passage furtif d’une « jeune fille,/Vive et preste comme un oiseau » dont le regard clair renvoie un « doux rayon qui [l]’a lui [25] ». L’éclat de cette rencontre de hasard renvoie à l’ « éclair » produit par la « fugitive beauté » de la passante « agile et noble [26] » du tableau parisien cher à Baudelaire (1860) ; passante iconique dont le balancement majestueux de sa prompte foulée annonce le « flottement harmonieux », « la beauté fluide » et « mobile [27] » des jeunes filles en fleurs rencontrées à Balbec par le narrateur de la Recherche du temps perdu (1918). Dix années plus tard, André Breton reprend le même topos à travers la figure de Nadja, « jeune femme » allant « la tête haute », qui surgit en plein de cœur de Paris, « [s]i frêle qu’elle se pose à peine en marchant [28] ». La représentation du motif de la flâneuse implique à chaque occasion la saisie à la volée d’un instant intense et subreptice [29] et le double mouvement de choc (fulgurance de la vision) et de catastrophe (moment éphémère voué à disparaître) [30]. Dans Mrs Dalloway, lorsque l’interlude touche à sa fin, que Peter voit la flâneuse s’éclipser et que la scène évanouie se fond dans le trafic urbain, son « exquise distraction » « vole en éclats » – « it smashed to atoms [31] ». Le hasard de l’apparition féminine provoque la rencontre d’un regard et d’un corps devenu vision, déréalisé par le fantasme que le regardeur projette sur ses mouvements labiles. La femme se fait image et devient « objet de séduction, de fascination et de jouissance esthétique [32] », rappelant en cela le battement scintillant et hypnotique des images du cinématographe et avant elles, celles des jeux optiques telle la lanterne magique ou la fantasmagorie. À travers la « vision en mouvement [33] » de Peter, le texte fait de la scène urbaine un espace cinématique, un lieu qui demeure dans le mouvement mais produit aussi des images [34].
« Déambulateur actif [35] », le flâneur vagabonde dans un environnement urbain dont le mouvement perpétuel favorise l’apparition-disparition de visions fragmentées, momentanées et vacillantes [36], à l’instar des symphonies urbaines réalisées par Charles Sheeler et Paul Strand (Manhatta, 1921), Alberto Cavalcanti (Rien que les heures, 1926), Walter Ruttman (Berlin, symphonie d’une ville, 1927) ou Dziga Vertov (L’Homme à la caméra, 1929) tout au long des années vingt. Tout comme Virginia Woolf dans Mrs Dalloway ou James Joyce dans Ulysses en littérature, ces cinéastes avant-gardistes de l’après-guerre cherchaient à représenter par l’image-mouvement vingt-quatre heures de la vie quotidienne d’une métropole moderne. Leurs visions extravagantes, issues de nouvelles « expériences optiques [37] », sont directement nées de l’espace citadin, des impressions visuelles qui s’y « succèdent, se chevauchent et se superposent » et qui, selon le mot du poète Ezra Pound, sont « cinématographiques [38] ». D’ailleurs, alors qu’elle dresse un état des lieux mitigé du septième art dans son article « Le Cinéma », publié en 1926, Virginia Woolf remarque que « [s]eul peut-être le chaos des rues nous le suggère, lorsque quelques couleurs, sons et mouvements s’assemblent momentanément et indiquent qu’il y a là une scène qui attend un art nouveau pour la fixer [39] ». A l’orée du vingtième siècle, la dynamique moderne de la ville donne forme à de nouvelles perceptions autant qu’à de nouvelles formes artistiques, que celles-ci soient littéraires ou photo-cinématographiques [40].
Et c’est dans cette même ville cinématographique que le flâneur au regard exercé se transforme en plaque sensible qui saisit, retient et révèle de multiples images. Dans ses mémoires, Virginia Woolf fait allusion à cet interprétant hérité à la fois de la photographie et du cinéma, qui infléchit la réception visuelle des choses du monde : « Métaphoriquement je pourrais faire un instantané de ce que je souhaite exprimer ; je suis un vaisseau poreux flottant sur les sensations ; une plaque sensible exposée à des rayons invisibles ; etc. [41] ». Comme si le texte se faisait métaphore du processus de saisie-impression-révélation photo-cinématographique, l’écrivaine fait du rêve éveillé de Peter Walsh une « machine à faire voir [42] ».
Dès la fin du dix-neuvième siècle, les images de cinéma ont offert un spectacle optique inédit, qui garde l’aura des envoûtantes des expériences kaléidoscopiques [43] et fantasmagoriques qui l’ont précédé et d’une certaine manière annoncé [44]. Selon Donata P. Compagnoni, les images changeantes et multiformes du kaléidoscope, qui ouvrent en 1816 une nouvelle fenêtre sur l’onirisme optique, semblent « fondées sur la même possibilité infinie d’enchaînement qui caractérise les représentations mentales ou oniriques [45] ». Max Milner rappelle qu’en leur temps les spectacles optiques tels que la fantasmagorie et les panoramas créaient, « par la magie de l’ombre et de la lumière, du reflet, de l’image réelle ou virtuelle, un espace comparable à celui du rêve [46] ». Le spectacle filmique projette en effet les mêmes images auratiques qui font lever les yeux – « unique apparition d’un lointain, si proche soit-il [47] » – et promeuvent un imaginaire qui chevauche la veille et le rêve. Les critiques du cinématographe des origines n’ont pas manqué de souligner cette même poétisation magique du réel qui donne forme, par l’image, à des visions hallucinées et fabuleuses. Selon Guillaume Apollinaire, le cinéma est « créateur d’une vie surréelle ». Jean Tedesco émettait par ailleurs l’hypothèse que « les images mouvantes [av]aient été spécialement inventées pour nous permettre de visualiser nos rêves [48] ». « [C]omplexe de réalité et d’irréalité », le cinéma révèle un « état mixte [49] » et s’impose au vingtième siècle comme une véritable fantasmagorie moderne, le lieu imaginaire de perceptions défamiliarisées et de l’expression plastique de visions intérieures étranges et pénétrantes.
Dans Mrs Dalloway, Woolf transcrit en texte une expérience proche de celle provoquée par le dispositif cinématographique. On y retrouve la lumière du projecteur qui relie le spectateur à l’image qui le regarde, le dos de la passante se transformant en un écran qui déverse sur Peter « une lumière qui, même à contrejour, les reliait l’un à l’autre, le distinguait entre tous [50] ». Entre illusion et réalité – « Mais c’était étrange, et très vrai [51] » –, le spectacle éphémère qu’il contemple et qui le singularise au sein de la foule suit le rythme intérieur des fluctuations ou des embardées de son esprit [52]. La « succession rapide et continue des sensations intérieures et extérieures [53] » suscitée par l’alentour urbain intensifie la perception du flâneur citadin. Présence vaporeuse d’une visibilité flottante, la passante émet dans son sillage une succession rapide d’impressions visuelles métamorphiques. Tel un « voile mouvant [54] », elle donne à voir des images qui rappellent les expérimentations surréalistes que Woolf connaissait en partie [55].
[…] l’œillet rouge qu’elle portait en traversant Trafalgar Square brûlait encore dans ses yeux, lui rappelant ses lèvres rouges. […] Elle allait toujours, traversant Picadilly, remontant Regent Street devant lui, son manteau, ses gants et ses épaules se conjuguant au franges, aux dentelles et aux boas de plume des vitrines pour faire écho à l’atmosphère de beaux atours et de fantaisie qui filtrait des boutiques sur le trottoir, comme la lumière vacille, la nuit par-dessus les haies, dans l’obscurité [56].
On pense, entres autres exemples, aux surimpressions et aux images floutées [57] d’Emak Bakia et de l’Etoile de mer, films expérimentaux que Man Ray compose en 1926 et 1928 [58] comme autant de métamorphoses poétiques du réel. Mais également aux nouvelles formes d’expression optique qui inventèrent les nouvelles visions tant vantées par László Moholy-Nagy. Impossibles parce que fantasmées, les images rêvées de Peter – métamorphose de l’œillet rouge en rouge à lèvres, en femme-fleur ; surimpressions démultipliées des atours de la jeune femme et des vitrines des boutiques à la mode – travaillent le texte tout comme la rêverie travaille et modifie la perception consciente de l’arpenteur des villes. A travers le rêve éveillé de son personnage, Virginia Woolf représente en texte la « gymnastique optique et intellectuelle […] quotidiennement exigée du citadin [59] ». Ainsi s’opère la levée du visible au sein du texte. Et c’est à travers l’expression d’une pensée fertilisée par le regard qu’elle fait le rêve d’une littérature intermédiale sensible et revitalisée, en adéquation avec le monde moderniste qui l’entoure. Car pour l’écrivaine, la littérature a toujours été « le plus sociable et le plus impressionnable [60] » de tous les arts. Ainsi l’image vient-elle silencieusement, souterrainement reconfigurer le texte [61].
Une prose explosante fixe
Virginia Woolf a régulièrement écrit sur la difficulté qu’a le langage à capter les vives perceptions visuelles. Le 12 août 1928, elle note dans son journal : « Mais quelle infime part puis-je seulement coucher sur papier de ce qui est si vif à mes yeux, et non seulement à mes yeux, à quelque fibre nerveuse ou membrane en éventail typique de mon espèce aussi [62] ». Très tôt, l’écrivaine acquiert la certitude que le verbe ne constitue pas une entité fiable ou stable, une entité aisément assignable à une signification déterminée et fixe qui rendrait un compte exhaustif et définitif de la réalité vécue et perçue. Dans son article de 1927, « Le savoir-faire de l’écrivain », elle fait état de la mutabilité d’un langage qui sans cesse échappe et réfléchit au « pouvoir diabolique des mots [63] », à l’intraitable évanescence de ceux-ci qui « se mélangent et changent [64] », « si absolument indomptés, libres, irresponsables et impossibles à enseigner [65] ».
C’est peut-être là leur particularité la plus frappante : leur besoin de changer. Il s’explique par le fait que la vérité qu’ils essaient de saisir comporte de multiples facettes et étincelle dans telle direction puis telle autre, et qu’ils la transmettent en se démultipliant eux-mêmes. […] les mots pour vivre à leur aise, ont besoin, tout comme nous d’intimité. […] ils aiment aussi que nous fassions une pause ; que nous nous laissions aller à l’inconscience. Notre inconscience assure leur intimité, notre obscurité est leur lumière… Car faire cette pause, laisser tomber ce voile d’obscurité a pour effet d’inciter les mots à se rassembler en un de ces mariages éclairs qui forment des images parfaites et créent la beauté qui dure toujours [66].
La généreuse polysémie des mots tente d’exprimer les multiples facettes du réel, pour autant la pluralité de leur sens nécessite une part d’ombre, une zone crépusculaire indéterminée où le langage est en gestation mais n’éclot pas en phrases. Le verbe butte contre l’indicible, l’innommable, l’indescriptible de situations émotionnelles intenses, de sentiments inarticulés qui restent en-dessous ou au-delà de la surface du visible et du perceptible. Et c’est dans cet ailleurs, obscurité de la langue, dans son inconscient secret, revers invisible, que naissent des images en retrait, des images discrètes qui se lèvent et prennent le relais du verbe quand celui-ci se tait. Dans l’œuvre woolfienne, « écrire n’a pas d’autre fonction : être un flux qui se conjugue avec d’autres flux [67] » : au contact des images photo-cinématographiques, la littérature devient plastique. Leur langage indicible transforme la prose littéraire qui, poreuse, se fait autre et révèle en elle ce qu’elle contient de caché. Le flux de l’écriture romanesque s’épanouit dans son devenir-image, à la fois prend forme et donne forme, adapte et remodèle sa forme.
En effet, Virginia Woolf a toujours manifesté un vif enthousiasme et un profond intérêt pour la parole muette des images photo-cinématographiques [68]. Habituée des salles obscures et amatrice de films depuis l’adolescence [69], elle s’est interrogée sur le « langage secret [70] » des images mouvantes, ce langage exposé sur l’écran blanc des cinémas, éclatant de visibilité ; visible et perceptible mais inarticulable. Et cette même question revient à propos de la photographie : « N’est-il pas étrange de pouvoir voir bien plus dans une photographie que dans la vraie vie [71] ? » Les arts de la reproductibilité technique, que Woolf connaissait bien pour avoir pratiqué la prise de vue et le développement photographique dès l’enfance [72], ont donc constitué un « inconscient optique [73] » fertile et stimulant, un amas d’images actuelles que l’écrivaine a virtualisé dans son écriture. Car pour Woolf, qu’elle soit suggérée en texte (tiers photo-cinématographique [74]) ou imprimée sur la page (iconotexte), l’image aide l’écrit à dire la perception autrement, elle est cette « pointe non linguistique qui déchire le tissu du langage [75] » et y introduit son mystère ineffable. C’est ce qu’elle suggère en octobre 1918, lorsqu’elle écrit à son ami, le critique d’art Roger Fry : « Je ne suis pas sûre qu’un sens plastique perverti ne parvienne pas d’une certaine manière à resurgir sous forme de mots pour moi [76] ».
Dès la publication de La Chambre de Jacob en 1922, certains critiques comparèrent le texte woolfien aux arts photo-cinématographiques, soulignant la radicalité expérimentale de son originalité formelle [77]. Le 29 novembre de la même année, le Yorkshire Post a publié un article anonyme, « Dissolving Views [78] », dont l’analyse convoque conjointement images fixes et animées.
Pour faire court, la méthode employée est la photographie instantanée à l’aide d’un appareil photo extrêmement sensible et perfectionné, manié par une main d’artiste. Il en résulte un album peuplé d’innombrables petites images […]. La Chambre de Jacob n’a ni récit, ni dessein et encore moins de perspective : ses images évanescentes apparaissent les unes après les autres, chacune prenant la lumière un instant avant de disparaître à jamais. On se souvient avec regret de la structure solide et harmonieuse de Nuit et jour ; à ses côtés La Chambre de Jacob paraît vacillant et fugace [79].
Affirmant sa volonté de reformer et réformer le roman [80], l’écrivaine a vu dans la forme signifiante de films tels que Das Cabinet des Dr Caligari de Robert Wiene (film sorti en 1920, que Woolf commente dans son article « Le Cinéma ») ainsi que dans la composition en collage-montage de ses propres albums photographiques [81] un réservoir de potentialités, un réservoir de possible à révéler pour élaborer une prose plastique qui génère, avec ses ressources littéraires propres, un mouvement inédit [82]. Le 22 juillet 1922, à la suite d’une soirée passée au cinéma, Woolf note dans son journal : « Le lendemain les mots dansent des figures dans ma tête [83] ». L’entreprise intermédiale de la romancière n’ambitionne pas de platement imiter la photographie et le cinéma [84] pour reproduire en texte certaines de leurs évidentes spécificités [85] mais plutôt de se laisser traverser par la dynamique plastique qu’ils impulsent [86]. L’œuvre woolfienne s’insère dans un « système de relais [87] » et par là réinvente les modes de représentation romanesques. En ce sens, Woolf s’inscrit dans le sillage réformateur impulsé par Roger Fry, citant son article de 1920 sur les peintres post-impressionnistes dans la biographie qu’elle lui consacre après sa mort : « [Les artistes] ne cherchent pas à imiter des formes mais à créer des formes, ils ne cherchent pas à imiter la vie mais à trouver un équivalent à la vie [88] ». Woolf cherche à créer une forme littéraire esthétiquement émouvante, qui trouble et emporte dans son mouvement. Comme le soulignait son beau-frère, le critique d’art Clive Bell à propos de La Chambre de Jacob : « Elle est à la recherche d’une forme qui exprime sa vision [89] ». En cela, elle rejoint les préceptes esthétiques de ce dernier [90] : à la croisée des mots et des images, Virginia Woolf créer des formes littéraires signifiantes qui, par le cinématisme [91] de leur langue mouvementée, remuent, stimulent et bouleversent.
« [R]hapsodie décousue [92] », La Chambre de Jacob s’élabore dans la discontinuité, jouant de l’articulation paradoxale du flux et de la fixité. Dans son article d’octobre 1922, « Le Ravissement d’un miroir », le critique du Times Literary Supplement met en évidence les « étonnantes conjonctions et séquences de vie » qui peuplent le premier roman moderniste de l’écrivaine : « Mrs Woolf est maîtresse dans l’art de segmenter le continu tout en donnant l’impression que le flux s’écoule inexorable [93] ». En effet, le Bildungsroman se fragmente en une série de scènes empruntées à l’enfance, l’adolescence et le bref âge adulte. Et le texte s’élabore en une succession de vignettes juxtaposées et articulées par des blancs typographiques plus ou moins larges [94]. Sur la page, les fragments s’assemblent en une vision atomisée, donnant ainsi forme à une œuvre qui prend sens par la succession irrégulière de flashs visuels, par le rythme heurté de la juxtaposition de scènes découpées. La critique Rebecca West parlait en son temps de « portfolio [95] », d’un livre d’images [96] qui donne à lire une « succession rythmée de cadres immobiles ou de petits fragments exprimant le mouvement [97] ». Ainsi, au chapitre 4, alors que Mrs Durrant (mère fortunée d’un ami du protagoniste) quitte l’humble Mrs Pascoe, elle monte dans son véhicule, avec à ses côtés son jeune domestique, Curnow.
’Take care of that leg, or I shall send the doctor to you,’ she called back over her shoulder ; touched the ponies ; and the carriage started forward. The boy Curnow had only just time to swing himself up by the toe of his boot. The boy Curnow, sitting in the middle of the back seat, looked at his aunt.
Mrs Pascoe stood at the gate looking after them ; stood at the gate till the trap was round the corner ; stood at the gate, looking now to the right, now to the left ; then went back to her cottage [98].
L’effet de liaison/déliaison de la ponctuation articule une succession d’actions brèves qui font images et souligne l’effet de saisie instantanée d’instants significatifs et éloquents. La courte description est marquée par l’accumulation dynamisante d’actions vives et précises – la brièveté phonétique des verbes d’action accentuant la successivité rapide des mouvements –, ainsi que par le dynamisme impliqué par la tension des regards qui composent la séquence. Ici l’image surgit des jeux de répétition. La répétition anaphorique de « the boy Curnow » évoque deux moments successifs, peut-être deux gros plans (la pointe de son pied, son regard). La répétition du verbe « to look » fluidifie les articulations entre les différents moments. Le champ-contrechamp des regards entre le neveu et sa tante, mis en valeur par le retour à la ligne du paragraphe, fait raccord, assure l’enchaînement d’une liaison cohérente. Il en est de même avec les deux vues du véhicule [99] qui donne à lire deux instantanés ou arrêts sur image qui cristallisent la tension fixe/animé qui sous-tend le court extrait [100]. L’image, comme l’instant, s’inscrit dans une continuité, que celle-ci soit virtuelle (relayée en imagination) ou réelle (grâce au défilement d’images successives). On oscille entre le mouvement du déroulement de la scène et la fixité d’instants représentés en série. Ainsi le gel de la pose de Mrs Pascoe donne à voir trois portraits, trois mouvements [101]. La répétition par trois fois de « stood at the gate » souligne la durée d’un court instant prolongé tout en le figeant. Les effets stylistiques transcendent la fixité des mots imprimés sur la page et la perturbation impliquée fait sortir la littérature de ses "contraintes orthodoxes" [102]. Au fil des phrases, le style woolfien déconstruit l’espace perceptif, rappelant en cela certains des photomontages extravagants de Walter Ruttman, ou les séries de split screens audacieux et les vifs montages alternés de Dziga Vertov dans L’Homme à la caméra [103].
Tâchant de saisir et d’épouser les devenirs du mouvement, Woolf crée un texte mouvementé, parfois déchaîné, qui fait surgir des images et rend compte de leur « brusque animation [104] ». Dans La Chambre de Jacob, Woolf capte quelques vues furtives d’un protagoniste essentiellement invisible, déjà disparu et réduit à une présence-absence instable et évanescente [105]. Paradoxalement, s’il en est toujours question à travers les propos ou pensées des uns et des autres, le personnage s’absente presque. Les rares apparitions de Jacob donnent ainsi à lire la capture saisissante d’instants fugitifs et vagues [106] qui rappellent la « beauté convulsive » dont parlait André Breton [107].
There was a sofa, chairs, a square table, and the window being open, one could se how they sat – legs issuing here, one there crumpled in a corner of the sofa ; and, presumably, for you could not see him, somebody stood by the fender, talking. Anyhow, Jacob, who sat astride a chair and ate dates from a long box, burst out laughing. The answer came from the sofa corner ; for his pipe was held in the air, then replaced. Jacob wheeled around [108].
La scène est cadrée (« there was »). L’espace matériel est disposé (meubles et fenêtre), découpé. Les déictiques (« here », « there ») organisent la composition. La mention d’une jambe coupée par le cadre de la fenêtre et la présence d’un hors-champ imperceptible mais vibrant rappellent le cadrage photographique, le prélèvement d’un fragment, la délimitation d’un champ visuel. Par la transition adverbiale « anyhow », le texte zoom sur Jacob, détaillant sa posture, dont la décontraction va de pair avec sa consommation gourmande de fruits exotiques. Le déroulement serein de la conversation (« talking ») est tout à coup interrompu par un éclat de rire. Explosion de l’instant : Jacob reste figé dans son sourire, fixé à la fin de la phrase avant que le cours de la conversation ne reprenne. Le texte s’est soudainement convulsé, contracté avec intensité : l’énergie du mouvement capté reflux vers l’intérieur du cadre « en une sorte de condensation ou d’implosion [109] ». Sous l’impulsion d’un rire inopiné, le texte s’arrête net et l’image soudain surgit, « explosante-fixe [110] ». L’évocation simultanée du mouvement (la conversation puis le rire) et d’un arrêt (l’explosion de l’instant) est comme une onde de choc qui perturbe le texte. Le texte est brièvement interrompu et troublé par un surgissement imprévisible, surgissement qui fait que quelque chose point et bouge. Par ce « choc imprévu » de l’image, cet « étrange suspens visuel [111] », la prose woolfienne figure le déclic photographique, son « pur langage déïctique » [112] ponctue son texte pour le dynamiser : les « éléments statiques » qu’elle juxtapose les uns aux autres font par là « naître une émotion, une image, au développement dynamique [113] ». Par l’explosion de l’image, Woolf convoque par le verbe l’émotion et l’énergie photogénique des images photo-cinématographiques et sollicite dans le même temps le regard folâtre de son lecteur.
Regards en regard
Dans « Le Cinéma », Virginia Woolf déclare que, face à l’image photo-cinématographique, l’œil ne peut se passer de l’esprit : « L’œil a besoin d’aide [114] ». Le regard se doit d’être réflexif pour sortir de sa torpeur léthargique et passive. Que cela soit dans ses essais (Trois Guinées [115]) ou en fiction (Mrs Dalloway [116]), l’écrivaine appelle à un réveil du regard, à un sursaut de l’esprit face au spectacle du visible. Tout acte de regard, qu’il soit confronté aux images du monde où à celles produites par les arts de la reproductibilité technique, se doit d’être prise de conscience. Double, l’image actuelle renferme toujours en son sein une qualité mentale [117], une doublure virtuelle qui transforme le spectateur en un observateur actif qui, part sa vision subjective, s’implique dans la production de sens [118]. L’écrivaine insiste sur le besoin de visionner les choses, de construire par la vision une représentation du monde qui ne prenne pas le visible pour acquis mais le questionne, le remette en jeu. Sous l’impact des reflets kaléidoscopiques du visible, l’œil oculaire à besoin de l’œil de l’esprit.
Faisant écho aux théories filmiques des cinéastes soviétiques de son temps, Woolf croit en l’avènement d’un œil autonome et créateur, en perpétuel mouvement [119]. Elle incite ses lecteurs à se faire « spectateur-créateur [120] », doués d’un œil « enjoué et généreux », qui « crée », qui « orne », qui « rehausse » [121]. Dans « Walter Sickert : une conversation », le spectateur devient « tout œil [122] », doté de l’« énorme » œil hypertrophié dont elle parle dans « Au hazard des rues : une aventure londonienne ». L’autonomisation du regard devenu « central oyster of perceptiveness » [123] passe par la production et la réception d’images. De même, dans Mrs Dalloway, lorsque Peter Walsh avoue à Clarissa qu’il est amoureux d’une femme mariée, sitôt convoquée, l’image se dresse dans l’obscurité : une apparition incertaine et fantomatique prend forme. Vision éphémère et illusoire, l’image se manifeste, surgit du néant obscur de l’esprit et se concrétise, se solidifie en « statue » sous les yeux de Peter.
‘I am in love,’ he said, not to her however, but to some one raised up in the dark so that you could not touch her but must lay your garland down on the grass in the dark. […]
Now this statue must be brought from its height and set down between them. […]
And with a curious ironical sweetness he smiled as he placed her in this ridiculous way before Clarissa. […]
‘She has,’ he continued, very reasonably, ‘two small children ; a boy and a girl ; and I have come over to see my lawyers about the divorce.’
There they are ! he thought. Do what you like with them, Clarissa ! There they are ! and second by second it seemed to him that the wife of the Major in the Indian Army (his Daisy) and her two small children became more and more lovely as Clarissa looked at them ; as if he had set light to a grey pellet on a plate and there had risen up a lovely tree in the brisk sea-salted air of their intimacy (for in some ways no one understood him, felt with him, as Clarissa did) – their exquisite intimacy.
She flattered him ; she fooled him, thought Clarissa ; shaping the woman, the wife of the Major in the Indian Army, with three strokes of a knife [124].
Sous l’impulsion d’un verbe performatif, l’image marmoréenne, immobile et éclatante, se lève dans le regard obscur de Peter-Pygmalion. Le déictique pointe du doigt, incite à voir (« this statue ») : Daisy se tient soudain là, flottante et irréelle, à la fois reflet de l’affection de son amant (« love ») et projection de son désir (« lovely »). Par la parole, habile prestidigitateur, Peter ouvre un espace de partage dans la proximité de la chambre de Clarissa ; un espace de jeu où, comme par magie, il éclaire l’image éphémère de la femme aimée et ses deux enfants. « There they are ! » : Les voilà ! Évidents et embellis sous la lumière amoureuse. Inéluctable et immédiate, l’image se soulève, s’illumine et flotte quelques instants entre les deux personnages, dans l’espace temporairement retrouvé de leur « exquise » intimité. Au-delà des mots, l’image exprime le sentiment par l’impondérable photogénie [125] de son apparition. Délicieusement aérienne, elle est une illumination irréelle – et pourtant vraie, car vécue et partagée –, une puissance visuelle dont la « force lumineuse [126] » fait briller le « flux indécomposable du paraître [127] ». Peter invite Clarissa à s’investir dans l’image, à s’engager en elle pour partager son histoire, son émotion. Il offre à son regard l’apparition ravissante – véritable charme – d’une image virtuelle qui a tout de la puissance « affectivo-magique [128] » des images photo-cinématographiques. Touchée par le regard de l’image qui la regarde, Clarissa l’accueille et la fait sienne. S’appropriant l’image, elle la scrute et l’interprète, la reforme et la sculpte de son regard tranchant (« shaping the woman »).
Par la représentation de ce court instant privilégié – pur moment de vision –, Woolf met en scène le processus de réception et par là met en image. Et c’est par la convocation diégétique de l’apparition de cette nouvelle femme-fleur évanescente [129] que le texte se dédouble, que soudain, sous les yeux du lecteur devenu spectateur, Peter fait lever l’image et ouvre l’œil du texte. Ce mini-spectacle optique s’envisage de fait comme une mise en abyme de la stratégie de représentation à l’œuvre dans le texte : génératrice d’images, la prose woolfienne ouvre un espace potentiel de jeu. L’œil du texte convoque l’œil de l’esprit. Par la saillie saisissante de l’image en texte, Woolf interpelle et sollicite, propose une œuvre ouverte qui accueille le lecteur en son sein. Plurielle, sa prose cinématique [130] convie à une lecture participative : « s’il y a quelque chose d’essentiel, il est essentiel de lire avec vos propres yeux [131] », affirme-t-elle dans « L’Anatomie de la fiction ». Scriptible, le texte woolfien appelle à être transfiguré et remodelé par le regard de son lecteur. Entre la passivité toute relative que nécessite la réception lectorielle – on peut parler de déprise actante – et l’activité stimulée par une implication interprétative, l’écrivaine enjoint son lecteur à s’émanciper [132], à faire à son tour acte de création [133].
Que cela soit à travers ses jeux typographiques (ponctuation de phrase ou de page [134]) ou l’utilisation effective d’images (dessins et gravures, photographies et reproductions de tableaux), Woolf fait de la page un terrain de jeu fragmenté et discontinu [135], un lieu de passage et de circulation, la possibilité d’une reconstruction perpétuelle. L’écrivaine rêve d’un lecteur qui devra lire mais également imaginer son œuvre, c’est-à-dire à la fois la pénétrer, la comprendre et se la figurer [136]. Le montage littéraire qu’elle propose implique un montage lectoriel créatif, une transposition imaginative [137]. La structure cinématique de ses œuvres fait naître des images fluctuantes et fait entrer mots et images en collision pour ouvrir un espace dynamique de pensée. Ainsi dans « Le Temps passe », section centrale de Vers le phare, lorsque le narrateur, qui décrit la maison familiale des Ramsay laissée vide après leur départ, fait allusion à l’aînée de leurs enfants, Prue.
The spring without a leaf to toss, bare and bright like a virgin fierce in her chastity, scornful in her purity, was laid out on fields wide-eyed and watchful and entirely careless of what was done or thought by the beholders.
[Prue Ramsay, leaning on her father’s arm, was given in marriage that May. What, people said, could have been more fitting ? And, they added, how beautiful she looked !]
As summer neared, as the evenings lengthened, there came to the wakeful, the hopeful, walking the beach, stirring the pool, imaginations of the strangest kind – of flesh turned to atoms which drove before the wind, of stars flashing in their hearts, of cliff, sea, cloud, and sky brought purposely together to assemble outwardly the scattered parts of the vision within [138].
Woolf fait jouer les images dans la topographie du texte [139], elle représente un monde où l’œil est en éveil, composant avec la nature, l’opinion publique et ces présences désincarnées qui hantent la plage comme des vigiles. Et l’imagination travaille. Woolf écrit un monde d’images en métamorphose, glissant, comme par effet de surimpression, de la virginité de la nature printanière à la mariée virginale. La rapide succession des trois courts paragraphes figure le défilé ininterrompu du temps qui passe dans son cycle naturel (« spring », « May », « summer »). Le tissage d’assonances (« bare/bright/beautiful », « wide-eyed/wakeful/watchful ») monte le texte, le fluidifie et atténue l’effet de rupture violente du paragraphe entre crochets. Woolf joue sur le statut ambivalent de ce paragraphe décroché. Cadré et découpé, comme désolidarisé du corps du texte, il disjoint par un effet d’arrêt sur image. Mais par la cicatrice apparente sur la page, les crochets qui à la fois séparent et suturent, elle élabore un collage/montage qui réunit les fragments épars. Le texte s’envisage dès lors comme une synthèse disjonctive [140], une unité multiple et paradoxale : « une sorte de tout composé de fragments frémissants [141] ». Le montage textuel de la prose woolfienne fait, qu’en texte, les images nous regardent dans l’attente d’être cueillies par un œil lectoriel inventif. Sous la caresse ou la pression de ce regard attentif, le texte prend une autre forme, celle de la marque imprimée par une lecture haptique [142].
Et ce d’autant plus lorsque le texte intègre en son sein des images actuelles. Car l’image visible, qui regarde le texte, fonctionne comme un point d’ancrage, une balise dont on peut s’éloigner, se détacher ou à laquelle on peut revenir pour s’accrocher. Dans Orlando, Woolf fait imprimer cinq portraits de son protagoniste – homme devenu femme à travers les siècles –, cinq images dispersées tout au long du texte qui, davantage que des illustrations, s’envisagent comme des agents de récit qui disent l’androgynie et la métamorphose du personnage. Orlando prend forme et corps à travers les diverses images qui se succèdent chapitre après chapitre. Entre le texte et les images, un espace est en jeu, comme le souligne à deux reprises la narratrice.
Orlando était devenu femme, il n’y a pas à revenir là-dessus. Mais pour le reste, Orlando était resté précisément tel qu’en lui-même. Le changement de sexe altérait certes son avenir mais, en aucun cas, son identité. Son visage resta, comme l’attestent les portraits, pratiquement identique [143].
Si bien qu’ayant maintenant porté des jupes depuis pas mal de temps, Orlando avait subi une transformation certaine, visible même sur son visage, ainsi que le lecteur pourra s’en rendre compte s’il se reporte [à la page 101]. Si nous comparons le portrait d’Orlando homme avec celui d’Orlando femme, nous détecterons certaines transformations bien que tous deux restent, sans nul doute, une seule et même personne [144].
Les images visibles en texte travaillent conjointement avec les mots qui leur font face pour solliciter la mémoire visuelle du lecteur, pour piquer sa curiosité et stimuler son imagination. Leur fixité et leur platitude en font des surfaces de projection : le halo irradiant des mots déborde sur elles, l’imagination du lecteur se fond en elles. Mais, reflet partiel et déformant du texte, elles s’imposent également comme des surfaces de réfraction : le fragment appelle d’autre fragments, l’image renvoie à d’autres images et évoque de nouvelles phrases. L’image, visible ou suggérée en texte – dans la marge, en-deçà ou au-delà du texte –, fait entrer le lecteur par sa tranche, le fait pénétrer dans l’épaisseur vibrante de sa chair : l’image ouvre le texte à la conjoncture de la lecture. Par le montage qu’elle compose, Woolf propose des œuvres à la structure plastique et malléable, dont le flux discontinu intègre en lui celui de la lecture et en retour s’intègre au flux psychique du lecteur. L’utilisation d’images actuelles encourage le lecteur à actualiser le mouvement virtuellement contenu entre les images, reliant par là les images imprimées aux images mentales, tout comme Eisenstein reliait les images projetées sur l’écran de cinéma aux images naissant dans l’imaginaire du spectateur [145]. Par la symbiose entre mots et images, texte et imagination, Woolf propose une lecture qui est une véritable aventure de l’esprit. L’œil de l’esprit « rentoile les fragments intermittents et opposites » [146] des mots et des images, inaugurant par là un troisième lieu plastique où la pensée a lieu visuellement.