Le miroir est une interface, à la fois relais du visible (il fait voir) et écran, "cache" (fragment d’un tout), pour reprendre l’expression d’André Bazin à propos de l’écran de cinéma [1]. Le miroir est un seuil, à la lisère du "visible et [de] l’invisible, [de] l’autre et [du] même, [de] l’immédiat (de la vue) et [de] la distance (de l’image), [de] la vérité et [de] la fallacie, [de] l’énigme et [de] la révélation" [2]. Il établit une tension fugitive mais dynamique, dialectique, entre un sujet et son image reflétée, ouvrant par là un espace spéculaire où l’image évanescente et illusoire qu’il renvoie questionne davantage qu’elle n’affirme. La relation texte/image articule également spéculation et spécularité à travers un tiers imageant qui, selon Lilian Louvel, est "une image flottante suggérée par le texte mais qui reste une image suscitée par des mots" [3]. Une image qui se lève dans l’acte de lecture, virtuelle, image imaginée, comme reflétée dans et par le texte ; l’illusion éphémère d’une apparition entre-deux. "L’image serait comme l’illusion du texte" [4], écrit Liliane Louvel. Cette spécularité de l’image est au cœur de l’écriture de Virginia Woolf.
Nous proposons d’étudier trois nouvelles de l’écrivaine britannique Virginia Woolf, trois courts textes qui font du motif du miroir un échangeur entre les arts (ici, principalement, la littérature et la photographie). Virginia Woolf entretenait une relation privilégiée avec les images et nombreux de ses essais sont en prise avec un questionnement intermédial qui considère la littérature comme le "plus sociable et le plus influençable" [5] de tous les arts. Dans son œuvre protéiforme, le texte entretient une relation en miroir avec l’image, remettant en cause l’idée même de mimesis. Woolf pratiquait la photographie en amateur et a conçu des albums photos dès sa plus tendre enfance ; en 1926 elle écrivit "The Cinema" ; en 1928 elle composa Orlando et en 1933 Flush, fausses biographies illustrées de photographies et de reproduction de tableaux ; elle a édité des nouvelles illustrées par sa sœur, Vanessa Bell, ou d’autres artistes du cercle Bloomsbury telle Dora Carrington ou Duncan Grant ; et, entre 1934 et 1938, elle a confectionné des scrapbooks avec des coupures de journaux dont la plupart sont illustrées pour l’élaboration de son essai pacifiste Three Guineas. Qu’elles soient actuelles (visibles, tangibles) ou virtuelles (suggérées, imaginées), les images ont nourri ses œuvres jusqu’à participer à l’élaboration d’une écriture traversée d’images – ce que j’appelle imageographie – qui fait du texte littéraire un dispositif composite et complexe.
Dans "Un collège féminin vu de l’extérieur" (1926), "La Robe neuve" (1927) et "La Dame dans le miroir" (1929), le motif de la femme au miroir fait image. Motif en texte (le miroir et son reflet), l’image-miroir vient perturber la représentation littéraire (image virtuelle qui surgit d’entre les lignes pour faire miroiter le texte, le réfléchir). Travaillant sur l’illusion, Woolf articule reflet et réflexivité, texte, image et réflexion. Nous verrons en quoi le miroir structure les textes en scènes – stratégie de représentation chère à l’écrivaine [6] –, scènes qui voient l’avènement de personnages élusifs et la révélation d’un tiers photographique fondé sur la captation. Questionnant autant l’identité de ses personnages que celle de ses textes, Woolf nous livre des nouvelles qui (se) reflètent, (s’) exposent, (se) réfléchissent ; une littérature entre-deux pour mieux dire la complexité humaine sans jamais la fixer ni la retenir.
Illusion ("Un collège féminin vu de l’extérieur" [7])
Établissons la première scène. Extérieur nuit. Lumière blanche de la lune. Angela Williams dans sa chambre. Un collège féminin vu de l’extérieur. Nous sommes derrière la vitre, là où l’image apparaît : " On aurait pu croire qu’il y avait une double lumière dans sa chambre, tant Angela elle-même était brillante et brillant son reflet dans la vitre carrée" [8]. Par la répétition de l’adjectif "brillant" qui fait monter l’image, comme par un dédoublement du texte, un jeu de miroir, "« l’œil du texte » produit une « image réelle », une « image en l’air », qui vient se loger dans l’œil du lecteur" [9] – le baiser d’Angela et de son reflet. L’apparition du reflet sur la surface plane de la vitre, cadré par les montants de la fenêtre, est le premier événement de la nouvelle, celui qui ouvre un troublant dispositif scénique dont la logique iconique transforme le texte en espace visuel. Le premier paragraphe de la nouvelle insiste sur la topographie scénographiée des lieux (la cour sombre à l’extérieur, l’intérieur de la chambre éclairée). De fait, "le texte se déploie hors de sa nature matérielle, voire contre elle, pour tenir lieu de ce qu’il n’est pas, une image", écrit Stéphane Lojkine [10]. Réversible, le texte se retourne et, par la scène, l’écriture se fait image. La chambre devient le lieu d’un événement scénique (Angela au miroir) et du surgissement d’une image (le reflet relayé en imagination) qui dit l’irréductible multiplicité et altérité de l’être. Au cœur de la nuit, l’image se lève, fixe – "La vitre renvoyait une image immobile" [11] –, précise – "Tout son être était parfaitement délimité" [12] –, suspendue, comme retirée, détachée un instant du mouvement du monde – "[image] brillante, suspendue au cœur de la nuit, sanctuaire vide dans l’obscurité nocturne" [13]. On croirait à une révélation photographique, lorsque l’instantané révélé monte sur le papier sensible avant d’être fixé. Woolf capte ici un instant subreptice, avant que l’image ne disparaisse et que le miroir reste vide. Elle le capte plutôt qu’elle ne le représente, rejoignant par là la définition qu’André Rouillé donne de l’image photographique [14]. L’image est saisie, retenue un instant dans l’éclair sa fugacité – "preuve visible de la justesse des choses" [15] –, prise avant d’être rendue à l’irréalité du mirage du reflet.
La vitre-miroir s’envisage ici comme un interprétant [16] modélisateur de regard, qui configure la vue et produit du visible. En tant que motif, elle fait de la scène "un sol aux analyses comparatistes qui s’intéressent aux rapports entre le texte et l’image" [17]. A la fois une et autre, familière et étrange, réelle et irréelle elle défamiliarise doublement. Dans le reflet, Angela n’est plus vraiment Angela mais l’idéal mythique, virginal et pur de la femme fleur ("ce lys flottant sans heurt sur la mare du Temps, sans crainte" [18]), image flamboyante et irréelle ("blanche et or, pantoufles rouges, cheveux pâles au pierres bleues" [19]), cliché littéraire autant que pictural ou photographique – on pense notamment aux portraits de Julia Margaret Cameron [20] (grand-tante de Virginia Woolf [21]) ou de Lady Clementina Hawarden [22], qui elles-mêmes héritent des peintres [23] et de toute une tradition iconographique représentant la vierge avec des fleurs de lys [24]. Mais lorsque le reflet s’évanouit, lorsque le charme est rompu ("le miroir ne renvoya plus rien" [25]), Angela redevient Angela Williams, simple étudiante à Newham, avec son nom prosaïquement imprimé sur une carte – "le lys lui-même ne flotte plus sans heurt sur la mare mais […] il a un nom sur une carte, comme les autres" [26]. Le reflet flatteur n’était qu’apparences trompeuses. Et si le symbole du lys entraîne dans son sillage des connotations de pureté, de candeur, d’innocence et de vertu, toutes ces qualités idéalisées et vénérées chez la femme victorienne – cet Ange de la maison célébré par le poète Coventry Patmore [27] et que Woolf dit avoir eu à tuer afin de pouvoir s’émanciper [28] –, la nouvelle montre tout autre chose, une jeune femme en devenir, une jeune femme désirante, éprise de liberté [29].
Si la vitre-miroir aide à la caractérisation d’un personnage à l’identité vacillante, il perturbe également l’espace littéraire de son inquiétante étrangeté. L’image-miroir est là comme un "embrayeur de narrativité" [30] alliant le motif en texte à la stratégie narrative spéculaire qui le reflète. Le texte se dédouble, devient image et "prend valeur de surgissement qui ouvre l’œil du texte" [31]. L’image est une et plurielle – Angela s’affère "comme une femme dans une maison" [32], ou étudiante "pinçant les lèvres devant un livre noir" [33]. On est ici en présence d’un dispositif de représentation [34] signifiant qui se déploie dans sa dimension géométrale (I) par l’espace concret de la chambre, posé et supposé par la fiction (le collège féminin, la chambre illuminée, la vitre carrée) ; sa dimension symbolique (II) via l’organisation de la triade fenêtre/reflet/personnage ; et sa dimension imaginaire ou scopique [35] (III) à travers le regard du lecteur qui est chargé de superposer et faire coïncider organisation géométrale et organisation symbolique, les mots et les images. La scène est donc bien le "lieu de germination de l’imaginaire" [36], le lieu de l’éclosion d’un "troisième sens" [37] entre-deux. La mise en scène de l’apparition-disparition du reflet, de l’intermittence scintillante [38] de l’image de la jeune femme accomplit ainsi une des modalités du texte de jouissance définit par Barthes [39]. La pulsation de l’image est "un mode d’être éphémère et sans poids, une brillance" [40]. Brillance de l’image qui est intensité, une présence [41] qui souligne l’identité double du texte et de la jeune femme en quête de soi, établissant la nouvelle comme "machine à faire voir" [42]. Mais l’interprétant spéculaire fait également du texte un dispositif qui expose (au double sens de montrer et de dénoncer) la société spectacle du début du XXe siècle et les diktats de la mode qui en découlent.
Exposition ("La Robe neuve" [43])
Autre scène, autre décor. Mabel Waring se tient dans le salon de son hôte, la mondaine Clarissa Dalloway. Elle porte une nouvelle robe jaune, démodée – "cette robe de soie jaune pâle, stupidement démodée […] qui paraissait si ravissante sur le catalogue, mais pas sur elle, pas au milieu de ces gens ordinaires" [44]. Honteuse, complexée et peu sûre d’elle-même, elle se cache dans un coin pour ne pas s’exposer au regard des autres. Elle se trouve alors coincée face à un large miroir qui la scrute et la dévisage. Selon Philippe Hamon,
[le corps est] lié à l’image parce qu’il est lieu à la fois d’une ostentation et d’une mise en exposition sociale, et le lieu à « impression », à passion et à sensation. Il n’échappe pas à la folie de la mise en scène, de la mise en exposition généralisée des êtres et des choses. [45]
Et il ajoute,
Les signes et les différentiations du social se réfugieront donc, semble-t-il, sur le corps de la femme, dans la mode féminine ; mais, là aussi, en la livrant à la pure parade, aux cycles de plus en plus courts, accélérés et tyranniques de la Mode. La femme devient pure « nouveauté » […]. Sur le boulevard comme dans un salon, elle est objet d’exposition (de soi) et de « représentation » (du statut de son mari). [46]
Dans "La Robe neuve", l’image-miroir expose la femme, prend le relais du regard de l’autre et la montre prise dans un jeu social dont elle souffre – Mabel n’est ni jeune ni belle (aussi sèche qu’une brindille dit Mrs Holman), elle appartient à un milieu modeste et porte le poids de la médiocrité de la carrière de son mari. Son malaise rappelle la propre hantise du vêtement et de l’exposition de soi dont témoigne fréquemment Virginia Woolf dans ses lettres et ses journaux, son incapacité à se regarder dans un miroir (soi comme autre) et de sa gêne quant à l’habillement et la représentation (regard de l’autre sur soi), ce qu’elle appelle son "clothes complex" [47]. Comme l’a souligné Christine Reynier, "La Robe neuve" fait le récit d’"une rencontre avec l’autre, d’une expérience de la différence" [48], le regard symbolisant une altérité néfaste et destructrice. Le miroir renvoie en effet à Mabel le regard d’une société qui la rejette et qu’elle a intégré, intériorisé – le miroir comme "métaphore de l’œil de l’autre" [49], écrit Christine Reynier.
[…] elle gagna directement l’encoignure à l’autre bout de la pièce, où un miroir lui permit de se regarder. Non, cela n’allait vraiment pas ! Et, du coup, le chagrin que Mabel avait toujours tenté des cacher, sa profonde insatisfaction, le sentiment d’être inférieure aux autres qu’elle avait depuis son enfance la reprit, implacable, inexorable, avec une intensité qu’elle ne pouvait pas exorciser […]. [50]
On retrouve l’intensité criante d’une image qui expose ici le faux-pas, la faute de goût. Mabel n’a pas la bonne image, celle des photographies que l’on trouve dans les magazines féminins et que Rose Shaw arbore fièrement – "Rose étant elle-même, comme les autres, toujours habillée à la dernière mode" [51] (l’éclat vif et lumineux de sa robe verte irradiante contraste avec la terne et repoussante robe jaune de Mabel). A la pointe de la mode, comme tout le monde ; gravure de mode infiniment reproductible, prenant place dans le ballet d’une société des apparences qui se contemple, se jauge et se scrute. Dans L’Empire de la photographie, André Rouillé souligne que, dès la seconde moitié du dix-neuvième siècle, la photographie joue "un rôle subtil d’intégration sociale en procédant à une codification du regard, c’est-à-dire en proposant une vision du monde en homologie avec celle de la classe dominante" [52]. Au début du XXe siècle, la société londonienne produit et consomme des images, des photographies dont la mise en forme est culturellement, idéologiquement et perceptuellement codée (suivant la typologie piercienne, on retrouve là l’image comme symbole, c’est-à-dire comme interprétation, transformation du réel). Grâce à la prolifération des photos-cartes de visite [53], la bonne société, celle que fréquente Clarissa Dalloway, s’impose via des "images stéréotypées" [54].
Au-delà du contenu des images, la photographie va offrir une représentation de la réalité en homologie avec la vision bourgeoise du monde et participer à l’élaboration d’un nouvel ordre visuel dont les normes et les valeurs intériorisées vont servir de ciments sociaux au profit de la domination de classe. [55]
Les images circulent (journaux, magazines de mode, photos-cartes de visite), encadrées (elles trônent dans le drawing room, bien en vue [56]), affichées ou distribuées (affiches, publicité [57]), imposant une norme socio-économique qui efface toute excentricité, toute individualité – "l’élégance est affaire de style, de coupe, c’est-à-dire au moins trente guinées ; alors pourquoi ne pas être originale, pourquoi, de toute façon, ne pas être soi-même ?" [58]. Dans "La Robe neuve", le miroir réfléchit l’image de Mabel, il la compose, la contient, la duplique ; il est un espace "qui se livre à notre déchiffrement" [59]. Et s’il dévoile l’inadéquation d’une femme mal à l’aise et rejetée, il expose et dénonce également une société uniforme qui, jugeant sur les apparences, n’accepte pas l’Autre dans sa différence. L’image de la femme au miroir n’apparait plus comme l’image idéale d’une femme adorée, adulée ou convoitée, mais celle d’un être replié sur lui-même, en souffrance et déclassé. Un être à l’identité incertaine, vacillante, dédoublée – "faible et vacillante créature" [60]. Un flash-back montre Mabel chez sa couturière, quelques heures auparavant, exaltée par l’euphorie de découvrir sa nouvelle robe dans l’atelier sordide de sa couturière.
Le petit atelier de Miss Milan était vraiment horriblement chaud, étouffant, sordide. Il sentait les vêtements et la soupe aux choux ; et cependant, quand Miss Milan lui avait placé le miroir dans la main et qu’elle s’était vue avec sa robe terminée, une extraordinaire béatitude l’avait saisie. Irradiée, elle naissait à la vie. Purgée de ses soucis, de ses rides, elle était son rêve idéalisé : une beauté. Pour une seconde […], dans le cadre d’acajou chantourné une jeune femme ravissante, gris pâle, et au sourire énigmatique, la regarda : sa réalité profonde, essentielle ; et ce n’était pas un effet de vanité ou de narcissisme que de se voir bonne, tendre et sincère. [61]
Le plaisir narcissique de se voir – qui fait écho au baiser narcissique d’Angela Williams –, de s’imaginer, s’idéaliser en Beauté, de prendre temporairement corps dans le reflet, contredit l’image plate et horrifiante que Mabel découvre dans le miroir chez Mrs Dalloway. Woolf joue sur le contraste ambivalent des deux images juxtaposées, battant en brèche le cliché du miroir comme vecteur de vérité objective. La nouvelle montre l’instabilité d’une image-miroir qui oscille entre reflet rassurant et exposition sociale, entre soi (identité) et autre (différence). L’image relayée par le texte, dialectique, changeante, contradictoire, questionne plus qu’elle ne révèle. Rappelons à cet effet qu’avec l’apparition de la photographie et la prolifération des clichés amateurs et des portraits de studio l’être est considéré comme un agrégat d’apparences plutôt que comme un tout harmonieux [62]. Clairement, dans les nouvelles woolfiennes, le miroir et le regard subjectif qu’il implique s’envisagent du côté de la fiction, de l’imagination.
Réflexion ("La Dame dans le miroir" [63])
Le dispositif spéculaire à l’œuvre dans "La Dame dans le miroir" nous livre un espace de jouissance, une scène iconique qui offre, pour reprendre Barthes dans Le Texte de plaisir, "la possibilité d’une dialectique du désir, d’une imprévision de la jouissance : que les jeux ne soient pas faits, qu’il y ait un jeu" [64]. Il y a du jeu dans le texte/image et par l’image-miroir, Woolf déplace les miroirs réalistes [65], s’opposant par là à la tradition victorienne dont elle hérite – "[L]es faits, voilà tout ce qu’ils peuvent nous donner, et les faits sont une forme de fiction très inférieure" [66]. Woolf s’interesse à ce qui dévie, se meut et qui "déconforte", ce qui fait "vaciller les assises […] du lecteur" et "met en crise son rapport au langage" [67]. Elle fait par là écho aux théories post-impressionnistes de son ami, le peintre et critique d’art, Roger Fry, pour qui le miroir offre non pas une pâle copie de la réalité mais impose un point de vue nouveau et iconoclaste. Pour Fry, regarder dans un miroir s’apparente au visionnage d’un film, c’est un acte d’imagination pure [68]. Dans la nouvelle, l’image-miroir participe d’une stratégie de représentation, elle expose un dispositif spectatoriel qui, selon Abbie Garrington, peut rappeler celui du cinéma [69].
Les gens ne devraient pas davantage accrocher de miroirs aux murs que laisser traîner des carnets de chèques ou des lettres où ils avoueraient avoir commis une infamie. Par cet après-midi d’été on ne pouvait s’empêcher de regarder dans le long miroir accroché dans le hall. Ainsi le voulait le hasard. Depuis les profondeurs du divan dans le salon on pouvait voir, réfléchies dans le miroir italien, non seulement la table de marbre qui lui faisait face, mais plus loin une étendue du jardin. On pouvait voir une longue allée de gazon bordée de rangées de hautes fleurs et qui s’étendait jusqu’au point où leur cadre doré le faisait brusquement obliquer. [70]
La position du miroir ancre d’emblée la fiction dans un dispositif singulier. Le regard est oblique et distancé, le champ de vision est tronqué, conditionné par la position déviante du miroir. De fait, on ne voit pas ce que l’on voulait voir et on nous donne à voir ce que l’on n’aurait pas pu voir avec une vue frontale. Feignant de s’en remettre au hasard, Woolf dénonce la vanité de toute vision englobante, d’un vouloir tout voir objectif que satisferait la duplication parfaite d’un reflet pris dans un miroir faisant face à la scène décrite. L’auteure privilégie la spécularité spéculative, concevant la disposition inhabituelle comme un hasard créatif. Woolf joue sur la frustration d’une visibilité totale impossible : "Une demi-heure plus tôt Isabella Tyson, maîtresse de cette maison, vêtue de sa légère robe d’été, avait pris l’allée du jardin, pour disparaître, tranchée par le cadre doré du miroir" [71]. Le personnage est insaisissable, invisible même, Isabella résiste à la description, échappe toujours.
Le dispositif visuel qui fonde la stratégie narrative de la nouvelle fait dévier la représentation et vient par là redéfinir notre rapport au réel. Le déplacement impulse une nouvelle dynamique. Woolf travaille sur ce qui échappe et ce qu’il reste à décoder. Elle rejette l’esthétique "matérialiste" d’écrivains tels que George Meredith affirmant que dans leurs œuvres, "les scènes qui attirent l’attention et s’impriment dans la mémoire sont figées ; elles sont des illuminations et non des découvertes ; elles n’accroissent pas notre connaissance des personnages" [72]. Woolf refuse de s’attacher à la surface plate du visible – platitude soulignée par la surface réfléchissante du miroir – et affirme sa volonté de révéler son revers d’invisible, "derrière la ouate de la vie quotidienne" [73]. Ainsi, l’heureux hasard permet à l’écrivaine de vanter les mérites de l’imagination, reine des facultés.
Si [Isabella] dissimulait tellement et savait tant de choses, on devait l’ouvrir de force avec le premier outil venu : l’imagination. On devait se concentrer sur elle sans plus tarder. S’attacher à elle. [74]
Comme elle l’exprime dans "The Art of Biography", nous avons besoin du "fait créatif, du fait fertile, du fait qui suggère et engendre" [75]. Pour Woolf, la description naturaliste est vaine. La position inattendue du miroir (à la fois suggestive et source de frustration) solde la défaite de la description objective des faits. Ainsi l’entité narrative assume-t-elle une subjectivité inventive à la recherche de ce qu’elle appelle "la profondeur de son être" [76] plutôt que des apparences. L’œil aurait besoin de l’esprit [77]. Ainsi la toute fin de la nouvelle :
Enfin elle était là, dans le hall. Elle se figea. Resta droite près de la table. Se tint parfaitement immobile. Aussitôt le miroir déversa sur elle une lumière qui parut la fixer ; qui agissait comme l’acide, rongeant le superflu et le superficiel pour garder la seule vérité. C’était un spectacle envoûtant. […] La véritable femme [était] dévoilée. Débout, nue sous cette lumière impitoyable. Et il n’y avait rien. Isabella était totalement vide. [78]
Woolf refuse de disséquer le réel car il échappe toujours, soulignant par là les limites de la représentation mimétique. "La vie échappe", affirme-t-elle dans "Le Roman moderne", "et peut-être que sans la vie tout le reste est sans intérêt" [79]. Et Woolf remet en cause textes et images dans leur volonté d’exprimer et de retenir ce qui échappe, dans leur vanité à vouloir capter et dire l’évanescent, tout en le fixant, le figeant. Il s’agit alors de tenter l’impossible et de suggérer ce qui fuit, ce qui prend la tengeante. La nouvelle se clôt sur l’apparition tardive et tant attendue d’Isabella. Le personnage rentre dans le champ, figée un instant en gros plan par le reflet, sous la lumière crue renvoyée par le miroir qui rappelle la chimie utilisée en photographie. L’image ainsi exposée, en révèle l’essence, épurée. Isabella est là, au centre du cadre, rien ne perturbe plus la vision. Et on ne voit rien. Ou plutôt on voit tout : "La femme [était] dévoilée" [80]. L’être dans sa totale nudité. Cadrée, Woolf rend l’être à son essentialité. Sans mot dire, par une vue diffuse mais éblouissante qui se lève dans l’esprit du lecteur, Woolf exprime la signification à la fois concrète et essentielle du monde. Cautionnant le rôle capital de l’accidentel [81], Woolf participe de la déconstruction du visible. Le monde sensible résiste à être capturé, et Woolf ne sauve pas l’être par l’apparence. Paradoxalement, l’image fixe ne fige plus. Et comme l’illustre sa propre pratique photographique, il s’agit de d’enregistrer la trace du mouvant afin d’accéder à l’identité ainsi qu’à ses parts d’invisible [82]. La stratégie woolfienne rappelle les débats sur la nature de l’image photographique. Dès le milieu du XIXe siècle, des critiques tels que Charles Baudelaire dénoncent l’effet de réel de la photographie et stigmatise son statu de simple instrument, "très humble servante" [83] au service d’"une mémoire documentaire du réel" [84], qui ne pourra jamais prétendre accéder au rend de l’Art, considéré lui comme une pure création imaginaire. Chez Woolf, l’image n’est jamais le véhicule incontestable d’une vérité empirique, miroir transparent du monde, mais plutôt une trace éphémère du réel, un index qui nourrit son imaginaire. L’entreprise littéraire woolfienne embrasse l’instabilité identitaire de personnages évoluant dans un monde mouvant et changeant. L’apparence extérieure encourageant au questionnement, à l’interprétation. L’image-miroir, en tant que relais, s’impose comme face ouverte du texte, offerte à notre déchiffrement. Le reflet mène à la réflexion.
Par sa "force de dérangement" [85], l’image obtuse du miroir vient élargir l’espace fictionnel et s’impose comme image pensive. Par le reflet spéculaire, "le réel devient le corrélatif de la pensée" [86] et se fait spéculation. Le miroir devient œil de l’esprit, dévoilant "un univers d’idées" [87]. Ainsi l’image suggérée par les mots, ce tiers imageant qu’ils nous livrent, renforce le pouvoir suggestif du verbe. L’œuvre Woolfienne fait un détour par l’image pour mieux se retrouver, pour mieux se réfléchir. Comme si l’image nous tendait un reflet inédit, un espace de jeu éphémère, le temps d’une lecture.