Initiales : signer le nom
Le nom du mort
Avant d’en venir aux images, commencer par les textes autobiographiques de Virginia Woolf et partir d’une contradiction, ou plutôt de ce que Jacques Derrida nomme le « principe de contradiction » au fondement de toute vie et donc de toute écriture : la contradiction « entre le principe de mort et le principe de vie, la fin et le commencement, le bas et le haut, le dégénérescent et l’ascendant, etc. » [1]. Ce principe, vivre et écrire « la vie-la mort » [2], est au fondement de la démarche autobiographique de Virginia Woolf.
La mort niche en effet dans les premières phrases des textes qui racontent sa vie. En 1908, elle a vingt-six ans, Virginia née Stephen rédige « Réminiscences » pour un enfant à venir, le fils de sa sœur Vanessa, le petit Julian qui n’est pas encore né. Elle s’adresse à lui – « Ta mère » [3] – c’est-à-dire à la génération suivante, envisageant par là sa propre mort (symboliquement, la naissance d’un enfant nous renvoie à notre condition de mortel). Pour elle, il s’agit autant d’un exercice d’écriture à une époque où elle fait encore ses armes de romancière que de faire déjà trace avant la disparition à venir.
Quelque trente ans plus tard, à cinquante-quatre ans, Woolf remet l’ouvrage sur le métier et, plus longuement, rédige « Une esquisse du passé » : « Two days ago – Sunday 16th April 1939 to be precise – Nessa said that if I did not start writing my memoirs I should soon be too old. I should be eighty-five, and should have forgotten » [4].
Dans les deux textes, revenant sur sa jeunesse, l’écrivaine écrit autant pour les morts [5] que pour les vivants : elle écrit pour elle-même (car telle est la définition de l’autobiographie d’après Jacques Derrida [6]) et pour ses proches (son neveu, sa famille et ses amis – les trois autres fragments autobiographiques furent rédigés pour le Memoir Club, un cercle d’amis qui dès les années 20 se retrouvait pour lire et partager leurs mémoires) mais elle écrit aussi pour celles et ceux de sa famille qui ont disparu (ses parents, ses frères et sœurs morts dans son enfance).
Woolf écrit donc sa vie avec les fantômes des morts, avec l’encre des spectres (car, par l’écriture (auto)biographique et mémorialiste, elle s’inscrit dans une longue tradition familiale héritée de ses pères et grands-pères [7]) ; ce renvoi aux morts étant né d’un désir de transmission, d’une projection dans le vivant, à l’adresse des survivants. Et c’est dans cette logique des morts et des vivants qu’elle forge sa signature, son nom de mort.
L’oreille et l’œil signataires
La signature woolfienne marque autant les textes que les albums photographiques. Woolf décline son nom dans l’esquisse de 1939 : « Who was I then ? Adeline Virginia Stephen, the second daughter of Leslie and Julia Prinsep Stephen, born on 25th January 1882 » [8]. Ici la dénomination est une signature d’état civil qui identifie l’ascendance disparue de l’écrivaine autant qu’elle-même, son identité de baptême, sans pourtant rien dire de sa singularité. Dans les six volumes des Monk’s House Albums, les albums photographiques que l’écrivaine compose avec son mari Leonard, le nom se décline sous forme d’initiales : Woolf inscrit un « VW » elliptique sous chacune des images qui la représente. Elle appose une signature spectrale comme attestation de présence, pour être reconnaissable et donc reconnue.
Tout comme l’autobiographie, les albums sont régis par la tension « la vie-la mort » déjà évoquée. Le début du premier volume, par exemple, s’articule comme suit (sans mentionner les pages vides, vidées de leurs images et en s’arrêtant à la première apparition des initiales) :
– treize pages collectionnant des portraits-cartes de visite datant du XIXe siècle ;
– une page rassemblant des portraits professionnels de Vanessa et Thoby enfants(frère et sœur de Virginia) que l’on retrouve dans le Mausoleum Book que Leslie Stephen dicte à Woolf à la mort de sa femme en 1895 ;
– trois pages de portraits professionnels d’anonymes ;
– deux planches de photos de famille (des images d’enfance que l’on retrouve dans les albums de Leslie Stephen et Vanessa Bell),
– une page où il ne reste que deux portraits de Julian Bell bébé,
– une planche rassemblant des photos de proches et un blanc laissé par une photo absente, sous lequel sont inscrites les initiales « VW ».
Woolf elle-même n’apparaît que deux fois dans les dernières pages du volume, avec son père en 1902(Leslie Stephen meurt en 1904, il est donc mort quand l’album est composé) puis avec Leonard et Roger Fry à Asheham en 1912. Réduite aux initiales, sa première apparition est de fait spectrale, elle est la trace écrite minimaliste d’une image manquante, une signature testamentaire [9].
Qu’est-ce à dire ? Derrida souligne que « le nom, qui n’est pas le porteur, est toujours et a priori un nom de mort » [10] et que la signature, le nom qui signe, n’est « effective, performée, performante, non pas au moment où apparemment elle a lieu, mais seulement plus tard, quand des oreilles auront pu recevoir le message » [11], donnant par là forme à ce qu’il nomme otobiographie [12]. C’est ce qu’opère la représentation autobiographique woolfienne, dans les fragments écrits comme dans les albums personnels : l’écrivaine signe pour les lecteurs, auditeurs ou regardeurs à venir qui, par leur réception, deviennent signataires ; oreilles ou regards signataires.
Car il y a bien l’oreille fine et attentive de celles et ceux qui écoutent les textes que Woolf leur adresse lors des séances du Memoir Club. Et il y a le regard attentif de celles et ceux qui compulsent les albums, comme Dorothy et Janie Bussy qui font défiler les pages sur deux clichés du volume 5. Tous font que la phautobiographie/photobiographie existe, qu’elle peut avoir été produite et qu’elle peut être accueillie comme trace autobiographique.
Tentatives autobiographiques
Fautobiographie
Avant d’aller plus loin, il faut s’arrêter un instant sur deux problèmes de mot. Comment définir les objets dont il est ici question ? Il y a d’abord, concernant les textes, une difficulté générique. L’éditrice d’Instants de vie rassemble les cinq textes « autobiographiques » de Woolf en un recueil qu’elle nomme « collection of autobiographical writing » [13]. Néanmoins, trois difficultés se font jour : 1) Woolf parle chaque fois de « memoirs » – de mémoires d’outre-tombe si l’on veut ; 2) « Réminiscences » s’annonce comme la biographie de sa sœur Vanessa alors qu’elle fait le récit de leur histoire commune, comme en atteste la phrase suivante : « Your mother was born in 1879, and as some six years at least must have passed before I knew that she was my sister, I can say nothing of that time » [14] ; et 3) « Une esquisse du passé » dérive davantage de l’écriture diaristique, le texte étant jalonné de douze dates précises qui épinglent les jours présents et concordent avec les entrées du journal de l’écrivaine.
A propos de cette instabilité générique, Frédérique Amselle parle d’impureté autobiographique. Elle analyse les écritures du moi comme une « forme hybride, unique et novatrice, de fragmentation de genres » [15]. Il me semble plutôt que pour Woolf la forme de l’autobiographie n’est jamais donnée, qu’elle est sans forme normée, proprement informe, car au moment-même où elle s’écrit, dans un même mouvement, elle se défait pour se construire autre [16]. C’est ce qu’elle exprime au premier paragraphe d’« Une esquisse du passé » :
There are several difficulties. In the first place, the enormous number of things I can remember ; in the second, the number of different ways in which memoirs can be written. As a great memoir reader, I know many different ways. But if I begin to go through them and to analyse them and their merits and faults, the mornings (…) will be gone. So without stopping to choose my way, in the sure and certain knowledge that it will find itself – or if not it will not matter – I begin : the first memory [17].
Pour le dire avec Antonio Machado : « le chemin se fait en marchant ». Forme qui se cherche, l’autobiographie s’envisage comme récit et comme écriture de la vie tout autant que comme inscription du travail vécu de l’écriture.
Vient ensuite un problème de terminologie qui concerne autant les textes que les albums. Il s’agit là de « phautobiographie », du récit-en-image de soi. Pour autant, pour parler du même objet, la critique emploie un mot valise à la consonance identique mais à l’orthographe différente, à savoir la « photobiographie » qui, selon Fabien Arribert-Narce, inclut « toutes les œuvres présentant un projet (auto)biographique qui impliquent un rapport entre images et texte (sous une forme ou une autre), et dans lesquelles la photographie joue un rôle déterminant » [18]. Pour couper court aux débats chicaneurs, un autre mot-valise sera emprunté à l’espiègle Man Ray qui, adepte des facéties et des pieds-de-nez surréalistes, se déclarait « fautographe ». A savoir photographe pratiquant son art en évitant à dessein toutes les règles données.
En ce sens, la fautobiographie s’ajuste mieux au corpus et à la démarche woolfiens, non seulement parce qu’en tant que romancière et essayiste Woolf s’est toujours méfiée des catégories littéraires, pratiquant sans ménagement la subversion des genres – pratique qu’elle envisage d’ailleurs comme étant à la fois éthique et esthétique –, mais aussi parce qu’en tant que photographe amateur elle fait des images sans qualité, donc pleine de ratés, de « fautes ». C’est une adepte de ce que Clément Chéroux appelle la photographie vernaculaire [19]. Excentriques, les albums de Monk’s House frappent par leur appropriation moderniste de la tradition victorienne : polymorphes et changeants, ils contiennent divers types d’images (portraits-cartes de visite, photos amateurs, portraits professionnels, coupures de journaux) à la croisée du scrapbook et du commonplace book [20]. Faisant fi de toute chronologie cohérente, ils ne renseignent pas vraiment sur la vie de l’écrivaine et de son entourage mais offrent à voir des moments suspendus entre-temps, des instants sans importance, bien loin de toute photographie officielle ou cérémonieuse, qui ne signifient pas grand-chose à celles et ceux qui ne les ont pas vécus.
« Essayer encore » [21]
Ces questions de genre et de terminologie sont des questions de réception. On l’a vu, l’autobiographie se fait dans l’oreille de l’autre (la nôtre aussi de fait) tout comme, selon Derrida, il incombe au regardeur de faire parler l’image [22]. Il nous faut ainsi composer a posteriori avec des traces fragmentaires, celles que Virginia Woolf a d’abord rassemblées pour elle-même. Mais justement que dit l’auteure de ses intentions ?
Sur les albums et sa pratique photographiques : rien, pas un mot qui ne soit pas anecdotique. Il y a bien quelques historiettes d’enfance, à lire dans l’hebdomadaire familial, le Hyde Park Gate News, et dans son journal d’adolescence [23]. Mais rien au-delà de 1895, un silence total ; l’auteure reste mutique. On a donc affaire à une parole absente et des volumes qui renferment des bribes de vie, quelques lambeaux d’existence, une succession d’images muettes qui, dans leur successivité sans discursivité, nous laisse sans voix mais nous charge d’une responsabilité d’énonciation – « tu es pour l’instant quelqu’un que le dispositif photographique met en demeure de proposer, sur ces images, un grand nombre de récits possibles » dit Derrida dans Droit de regards [24]. Ainsi, dans l’arrangement anarchique de l’œuvre photographique, on trouve des dates, des noms de lieux et de personnes qui, selon Fabien Arribert-Narce, peuvent « contribuer à faire basculer les photos qu’elles accompagnent dans une logique de narration » [25] ; une logique de narration anachronique dans le cas woolfien.
Mais quid des intentions auto-biographiques de l’écrivaine ? Les fragments d’Instants de vie frappent par leur dimension réflexive. L’écriture s’invente dans un tâtonnement qui dit autant la difficulté à faire le récit de sa vie qu’à décrire une expérience dont il ne reste que des traces sous forme d’images-souvenirs et de photographies [26]. D’où l’ouverture de « Réminiscences », quand il s’agit de décrire la personnalité de sa sœur : « A photograph is the best token there is of her appearance, and the face in this instance shows also much of the character » [27]. Les fragments autobiographiques s’appuient sur tout un lexique photo-cinématographique qui à la fois rend compte de la stratégie narrative et prend le relais quand les mots font défaut – « Figuratively I could snapshot what I mean by some image » [28], assure Woolf qui, comme Annie Ernaux, « dit par procuration » [29].
Face à l’impossible autobiographie, telle que définie par Paul de Man [30], Woolf oppose deux stratégies fautobiograhiques qui allient l’essentiel de l’écrit (la confrontation au langage) au spécifiquement photographique (en terme de posture et de saisie). L’écrivaine parsème ses textes de locutions telles que « I have heard » (« j’ai entendu dire ») ou « I can imagine » (« j’image que »), elle insiste sur son manque de connaissance (« I have no notion », « j’ignore ») et ventriloque la voix des autres. La chronique de son enfance et de sa vie de famille se fait à distance. Elle scrute son existence passée en spectatrice avec la même acuité que lorsqu’elle observait attentive, véritable machine enregistreuse, la vie du drawing room familial : « There was a spectator in me who, even while I squirmed and obeyed, remained observant, note taking for some future revision » [31]. Cette distance observatrice correspond à la position du photographe qui n’est pas autoportraitiste. Dans les albums, à travers les photos qu’elle a prises et l’organisation des images en volumes, Woolf est là sans l’être visiblement, entre présence et retrait. Ainsi, de la même manière qu’en écrivant ses précautions et ses réserves elle marque l’écrit en creux de son empreinte, au moment où elle photographie ses proches et son quotidien, le cadre qui capture la vue saisit dans le même temps un fragment d’elle-même. C’est cette « mise au-dehors » [32] dont parle Régis Durand qui, chez Woolf, donne forme à la fautobiographie.
La seconde stratégie passe par l’écriture de ce que, dans L’Acacia, Claude Simon décrit comme « des images à peu près nettes, ordonnées, distinctes les unes des autres » [33]. Ceci est évident dans cet extrait de « Réminiscences » où Woolf tente de rendre compte de sa mère :
Written words of a person who is dead or still alive tend most unfortunately to drape themselves in smooth folds annulling all evidence of life. You [Julian] will not find in what I say, or again in those sincere but conventional phrases in the life of your grandfather [Leslie Stephen], or in the noble lamentations with which he fills the pages of his autobiography, any semblance of a woman whom you can love. It has often occurred to me to regret that no one ever wrote down her sayings and vivid ways of speech since she had the gift of turning words in a manner peculiar to her, rubbing her hands swiftly, or raising them in gesticulation as she spoke. I can see her, standing by the open door of a railway carriage which was taking Stella and some others to Cambridge, and striking out in a phrase or two pictures of all the people who came past her along the platform, and so she kept them laughing till the train went [34].
Pour Woolf, écrire la vie, la décrire, c’est-à-dire la reproduire par le détail, sans en questionner le mode de représentation, équivaut à l’envelopper d’un linceul qui l’étouffe et l’anéantit. L’écriture (auto)biographique au sens conventionnel qu’elle dénonce serait donc mortifère, proprement thanatographique, à savoir écriture de la mort, à la fois la mort écrite et la mort écrivant, supprimant tout signe de vie [35]. A cela qu’oppose-t-elle ? Une sortie du langage. Elle propose, par les mots, de faire sortir le langage de lui-même et d’y faire surgir l’image : « I can see her » (« Je la vois encore »). Sans reproduire ses paroles, en une vignette qui ressemble à un court film muet, Woolf donne à voir sa mère qui fait rire ses proches sur un quai de gare. L’écrivaine ramène l’image dans le verbe et, en cela, elle reproduit le geste maternel – « striking out in a phrase or two pictures of all the people who came past her along the platform » – tout en inventant une écriture photo-cinématographique fondée sur la saisie de scènes en suspens qu’elle nomme moments d’être ou instants de vie.
Petites scènes photographiques
Saisir le premier souvenir
Incident de la vie courante, la scène « jaillit de l’interférence entre [un] événement et un observateur chargé de l’identifier » [36]. C’est un moment d’être autant qu’un moment de vision, surgi « sans nécessité, dans le pur aléa de l’immédiateté matérielle du monde » [37], que Woolf révèle par l’écriture mémorialiste : « scene making is my natural way of marking the past » [38]. Faire scène par l’écriture, tel est le geste autobiographique : il s’agit de dérouler un passé perçu comme un « long ruban de scènes, d’émotions » [39], de mettre en mots ces chocs émotionnels – « a sudden violent shock » [40] – qui s’écrivent visuellement. C’est ainsi que l’écrivaine résume son enfance : « several violent moments of being, always including a circle of the scene which they cut out : and all surrounded by a vast space » [41].
En littérature, Philippe Ortel et Stéphane Lojkine l’ont souligné, la scène joue un rôle « d’échangeur entre les arts » [42], elle signale le moment de retournement du texte en image. Et ici, la prose woolfienne se fait, de manière évidente, photo-cinématographique. Le ruban de souvenir se déroule comme une bobine de film, il déploie des instants cadrés qui se détachent du flux quotidien pour flotter, juxtaposés mais autonomes, dans la mémoire. Afin d’écrire la vie passée, Woolf, pour reprendre le mot d’Annie Ernaux, saute « d’une image à l’autre, d’une scène à l’autre » [43], tentant de donner forme à ce qui n’en a pas – « this loose, drifting material of life » [44]. C’est ce que j’appellerais son écriture d’album car l’organisation erratique des volumes de Monk’s House s’avère singulièrement similaire. Par leur organisation non-chronologique, ceux-ci font contraster les années et, partant, intègrent le présent de composition, tout comme les « notes » [45] autobiographiques de l’écrivaine montent délibérément le passé avec le présent [46]. Pour preuve la manière dont elle représente son premier souvenir, une scène originelle détachée par le tiret :
[…] – I begin : the first memory.
This was of red and purple flowers on a black ground – my mother’s dress ; and she was sitting either in a train or in an omnibus, and I was on her lap. I therefore saw the flowers she was wearing very close ; and I can still see purple and red and blue, I think, against the black ; they must have been anemones, I suppose. [47]
A l’articulation des deux points, Woolf s’élance, elle lance l’écriture autobiographique, le texte à venir, avant de basculer dans l’inscription mémorielle. Elle laisse les coutures de l’écriture apparentes, inscrivant un souvenir saturé d’à-présent (« still », « I think », « I suppose »). A la recherche d’une origine, d’un point de départ ou de référence qui ne correspond à aucune photographie [48], Woolf n’écrit pas tant le bios que la venue à la conscience visuelle. Elle écrit la naissance d’un regard haptique, d’une intériorité sensible, impressionnable – « I am a porous vessel afloat on sensation ; a sensitive plate exposed to invisible rays » [49] – et en cela, l’écriture du moi s’estompe quelque peu sous sa volonté de rendre compte du processus mémoriel, de faire l’histoire de sa mémoire. Ce serait ça le projet autobiographique woolfien : lire sa vie dans les images survivantes.
Ph-autographes
Dans les albums, la mise au jour, l’analyse et la reconstruction des souvenirs enfouis correspond à la « fonction familiale » [50] de la photographie qui, selon Bourdieu, vise à fabriquer des « images privées de la vie privée », à « enregistrer en image la chronique familiale » [51]. « Archiviste » [52] de sa famille, Woolf collectionne en effet des « petites scènes photographiques » [53] qui demeurent à l’intérieur du cadre familio-amical et forment, comme le souligne Hervé Guibert, une histoire parallèle, à la fois contrastée et complémentaire, à celle du souvenir [54].
Le montage des albums de Monk’s House découle d’un tri sélectif (toutes les photos prises par Woolf ne figurent évidemment pas dans les six volumes) et d’un agencement plus ou moins calculé (les traces de la conception artisanale des cahiers – entailles sur mesure faites à la main, photo en grand format transformées en page, inscription des noms de chacune des personnes photographiées – témoignent d’une grande méticulosité et d’une attention particulière pour ces « emblèmes domestiques » [55]). Woolf a su reconnaître, dans les images retenues, des instants du passé qui, passés mais bien saisis dans l’« éclair » [56] de leur passage, resurgissent signifiants dans le présent de composition. Paradoxalement, la construction photographique, bien qu’elle documente des temps enfuis, paraît saturée d’« à-présent » [57], c’est-à-dire d’une présence qui embrasse les images du regard – Woolf en son temps, nous aujourd’hui – pour leur donner sens ; une présence qui hante les images-souvenirs pour les reconnaître.
Dans Mémoire de fille, Annie Ernaux rend compte de ce même phénomène : tentant de dire l’expérience de la « fille de 58 » [58] qu’elle a été, l’écrivaine-narratrice remarque « c’est moi qui suis son fantôme, qui habite son être disparu » [59]. Et de même, lorsque, Woolf s’attache à décrire l’« étrange personnage » qu’était son père, elle note :
In order to explain […] why, though the word is not the right one – but I cannot find one that is – I call him a strange character, I should have to be able to inhabit again the outworn shell of my own childish mind and body [60].
Ecrire sa vie face aux photographies et aux images-souvenirs qui restent implique un travail de re-connaissance qui suppose à la fois que l’on s’identifie (« c’est bien moi il y a x années ») et que l’on réapprenne à connaître ce moi passé, à habiter à nouveau le corps et l’esprit de celui ou celle que l’on a été. La mémoire photographique conservée dans les albums s’envisage dès lors comme un instrument de connaissance [61] – toute trace, écrite ou imagée, doit être interprétée. Elle est l’outil qui permet l’exploration de soi, qui provoque la confrontation à l’image de soi. Se tenant là, devant moi, avant moi, tel un spectre, la figure photographique que je regarde et qui me ressemble fait émerger une altérité – moi-autre – et par là consigne et cosigne une allo-biographie, la biographie de cette autre-vie-que-la-mienne qui m’est propre. En cela, à la croisée des textes et des images, la fautobiographie fait éprouver la différance.
Face à l’absence de sujet donné ou de forme donnée, questionnant l’existence-même d’un être borné et d’une écriture possible, la fautobiographie woolfienne offre une épiphanie éphémère mais primordiale : la création de scènes qui s’actualisent dans les photographies des albums comme dans les moments d’être des fragments autobiographiques. Dressant la mémoire contre l’oubli et la disparition, images-souvenirs et photographies font œuvre ph-autographe : fruit de la main de leur auteure, elles signent l’adresse woolfienne aux morts-vivants.