Quelle a été la réception de Virginia Woolf en France ?
Les travaux universitaires se sont longtemps focalisés sur trois grands textes : Mrs Dalloway, Vers le phare et Les Vagues, en valorisant la démarche esthétique woolfienne. Mais dès les années 1970, les féministes ont reconnu tout ce qu’elles devaient à l’écrivaine anglaise. En 1973, elle fait l’objet d’une série d’émissions dans Les Chemins de la connaissance produite par Viviane Forrester pour France Culture. Monique Wittig, autrice de La pensée straight, y a cette phrase superbe : « Il me semble que toutes les femmes devraient être des écrivains. Elles devraient toutes commencer à se faire entendre, ces voix dont nous parle Virginia Woolf, et qu’elles soient déchirantes ou plaisantes ou amusées. On ne les connaît pas encore, mais je suis sûre qu’elles vont se faire entendre. »
Actuellement, une nouvelle génération d’universitaires revisite le féminisme de Woolf, son engagement à la fois littéraire et politique, l’influence qu’elle exerce sur certaines autrices contemporaines comme Annie Ernaux. Dans le champ médiatique, Virginia Woolf fait l’objet d’une iconisation très poussée, au risque que sa pensée apparaisse figée. Or elle est inclassable : elle a passé sa vie à se défaire des carcans, qu’ils soient littéraires ou politiques.
Distinguer dans son oeuvre les textes romanesques, comme Mrs Dalloway ou Les Vagues, des essais plus politiques, tels Une chambre à soi ou Trois Guinées, serait donc un contre-sens ?
Tout à fait. Elle est la figure de proue d’une littérature moderniste qui a éclaté tous les cadres. C’est donc l’hybridité des récits, entre fiction et non-fiction, qui fait la force de la réflexion woolfienne : il lui importe toujours de travailler les mots dans leur double dimension esthétique et politique.
Quelle forme prenaient les engagements politiques de Virginia Woolf ?
Elle avait des prises de position explicitement marquées à gauche. À partir des années 1910, Virginia Woolf a notamment milité au sein de la Women’s Co-operative Guild, une association pacifiste œuvrant pour l’émancipation sociale et politique des femmes : elle en a, à l’occasion, accueilli les meetings à son domicile ou financé les actions. Issue de la haute bourgeoisie, elle était néanmoins consciente des différences de classe. En 1931, elle rédige l’introduction de Life As We Have Known It, un ouvrage publié par Women’s Co-operative Guild (non traduit en français) dans lequel des femmes des milieux populaires témoignent de leurs conditions de vie. Woolf y affiche une posture extrêmement réfléchie par rapport à ses propres privilèges sociaux. De part sa condition de femme, elle avait néanmoins été privée d’une éducation formelle, contrairement à ses frères qui avaient fréquenté l’université. Autodidacte, elle s’est forgé ses propres armes : l’intellect et les mots. la pensée est mon combat », disait-elle.
Dans un article paru dans la revue Europe en janvier dernier, vous parlez à son sujet d’ « écriture activiste ».
Virginia Woolf a recours au fameux procédé du « flux de conscience », qui lui permet d’entremêler les monologues intérieurs de différents personnages : elle met en scène des points de vue sur le monde qui sont sexués et socialement situés. C’est une réponse à la littérature masculine de son temps, qui pour l’essentiel adopte un Je surplombant et universel. Prenons Mrs Dalloway : Clarissa Dalloway est une grande bourgeoise qui repense avec nostalgie aux amours lesbiennes de sa jeunesse. Ménopausée, elle a conscience, à 52 ans, de perdre une certaine forme de valeur dans la société dans laquelle elle vit. Cette manière qu’a Woolf de mettre au cœur de tous ses textes des personnages un peu à la marge, excentriques, relève d’une forme d’activisme.
L’écriture activiste, c’est aussi le geste qui caractérise par exemple un texte comme Trois Guinées, publié en 1938. La narratrice y explique qu’en tant que femme de l’Angleterre des années 1930, elle ne se sent réellement d’aucun pays : c’est s’opposer aux rhétoriques fascistes de l’époque et à leur vision très binaire des rôles sexués. Elle invite alors toutes les femmes à adopter une posture à la marge en fondant une société des outsiders. Bref, Virginia Woolf met le feu ! Aujourd’hui, des figures telles que l’écrivaine Virginie Despentes ou le philosophe Paul B. Preciado revendiquent son héritage. Tou·tes deux cherchent à repolitiser l’œuvre de l’écrivaine, avec qui iels partagent un travail sur la plasticité de la langue, une posture iconoclaste, provocatrice, qui fait violence à beaucoup de gens. Le feu woolfien continue de brûler.
Entretien réalisé par Emmanuelle Josse,
corédactrice en chef de La Déferlante