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Rive gauche années 50

À propos de : Agnès Poirier, Left Bank. Art, Passion, and the Rebirth of Paris 1940-50, New York, Henry Holt and Co
La Vie des idées, 2018

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, artistes et intellectuels sont convaincus que la création a un rôle déterminant à jouer dans la reconstruction du monde. Paris renaît entre art et philosophie, liberté sexuelle et utopie politique.

"La joie de voir l’antre des têtes qui pensent, comme Jean-Paul Sartre ! Audrey Hepburn, Drôle de frimousse, 1957

Hepburn chante à tue-tête sur le jazz de Gershwin et mène une danse endiablée dans une cave enfumée de St-Germain où la jeunesse bohème côtoie des américains profitant de la GI Bill, des philosophes en herbe et des artistes d’avant-garde. Avec Drôle de frimousse, Stanley Donen immortalisait en un technicolor hollywoodien ce que Cartier-Bresson, Doisneau ou Capa avaient saisi en noir et blanc dans l’immédiate après-guerre : l’insatiable soif de vie d’un Paris libéré ; l’effervescence enivrante d’une "vie sacrée", affranchie de ses inhibitions familières.

J’ai passé quelques jours dans ce Paris-là, plongée dans les pages captivantes de Left Bank. Art, Passion and the Rebirth of Paris 1940-50. J’ai déambulé sur la Rive gauche d’Agnès Poirier, journaliste née dans la Ville lumière et formée à Londres, qui dresse en un livre foisonnant le portrait d’une génération résolument libre [1].

Débusquant les diverses "scènes de crime" où vécurent, dans les années 40, les héros et héroïnes qui peuplent son livre, Poirier écrit comme on "entre dans une maison en flammes" (5), prise entre les feux de la guerre, les passions politiques et amoureuses, les débats houleux et les ébats vigoureux, les rêves révolutionnaires et les échecs cuisants. Son ouvrage est une large fresque minutieusement détaillée qui expose les liens enchevêtrés entre art, pensée et politique au sortir de la Seconde Guerre mondiale.

Après 1944 tout était inévitablement politique, dit-elle : artistes et intellectuels étaient convaincus que la culture et la création artistique avaient un rôle déterminant à jouer dans la reconstruction d’une société et d’un monde traumatisés. C’est à la lumière d’un travail pointilleux qu’Agnès Poirier nous révèle l’incandescence politique, artistique, morale et sexuelle de ce temps-là sans pour autant omettre l’irresponsabilité intellectuelle de celles et ceux qui s’élançaient avec ardeur et irrévérence vers l’avenir.

Vers d’autres libertés

Le moteur principal des acteurs de Left Bank est leur tenace volonté d’être libre ; libre de parole et de pensée, de créer et de vivre comme bon leur semble. Le livre parle de ça : d’un inflexible désir d’émancipation, de l’affirmation éprouvée d’une libération à la fois artistique, politique, existentielle et sexuelle. Tout commence dans la tourmente de la débâcle. La douleur et la honte de l’occupation nazie. L’auteure introduit ses personnages (la distribution totale en compte au moins trente deux), celles et ceux qui avaient fait le choix de rester à Paris et qui vivaient "en transit" (52), pris dans une existence somnambulique entre résistance clandestine, arrestations, disparitions et assassinats. Moment charnière, la guerre polarise les acteurs de la scène intellectuelle : le collaborationniste Pierre Drieu la Rochelle et le résistant Jean Paulhan cohabitent dans un même couloir des éditions Gallimard, Gerhard Heller, chargé de la Propagandastaffel, cherche à protéger les auteurs qu’il admire (Sartre peut montrer Huis Clos au Vieux Colombier en 44) et les adolescentes Juliette Gréco et Simone Signoret échappent au pire (les rafles ou la collaboration) pour vivoter en rêvant de futurs radieux.

Les premières pages de Left Bank racontent la constitution d’un réseau intello-artistique complexe. La reconstruction des conversations et des rencontres dans les quartiers parisiens offre pléthore d’effets de réel qui mettent en relief le cosmopolitisme transatlantique de la Rive gauche. [2]

Elle met aussi en valeur la recherche utopique d’une Troisième voie politique – ni communiste ni Gaulliste – avec son lot d’incertitudes, de rêves et d’ambivalences. Les échanges, polémiques et disputes entre amis sont tumultueux, souvent enragés, parfois fratricides. Mêlant le biographique et l’historique, Poirier décrit les aspirations intransigeantes d’un Camus qui milite avec vigueur pour un socialisme humaniste dans Combat et souligne les positions intenables de certains. Le petit groupe de St Germain vibre autant de ses accords que de ses désaccords mais se retrouve dans son combat contre les "cœurs tièdes".

La bataille ne se mène pas seulement dans la sphère politique publique, elle s’installe au cœur de la sphère privée. Sans bouder son plaisir, Poirier retranscrit les valses des multiples amants. Tous les personnages exhibent un polyamour anti-bourgeois. Vivants dans d’étroites chambres d’hôtel, tous et toutes rejettent l’institution familiale classique (l’accumulation de biens et d’enfants), le mariage et ses assignations normées de genre. On est frappé par leur farouche défense de l’avortement, notamment par Sartre qui en parlait ouvertement dans Les Temps modernes et finançait de nombreuses opérations alors illégales. Poirier prend plaisir à montrer les liens entre ses personnages, la grande fluidité sexuelle qui animait leurs relations. Cela ne se faisait pas sans douleur ni sans hypocrisie (les hommes, souvent, étaient mariés avec enfants mais collectionnaient les maîtresses). Ni sans critique évidemment. Les communistes aimaient à dénoncer la "décadence bourgeoise" (185) des Existentialistes.

Philosophie de l’existence

Pour celles et ceux qui avaient traversé la guerre, pour les femmes d’ailleurs peut-être encore d’avantage que pour les hommes [3], il s’agissait de tuer son destin pour tendre vers la liberté. C’est dans les cafés de la Rive gauche que naît l’Existentialisme ; cette philosophie qui décrétait inséparables théorie de la connaissance et théorie de la vie et qui, consciente du pouvoir de l’être humain à se créer perpétuellement lui-même, eu un succès phénoménal. Les Floristes (adeptes du Café de Flore car il y faisait chaud en temps de rationnement) acquirent très vite une aura internationale et, à l’aube des années 50, étaient déjà assurés d’une pétulante relève incarnée par Bargot, Sagan et les jeunes turcs de la Nouvelle Vague.

Cet art de vivre né dans les cafés, les boîtes dans les caves et les chambres d’hôtel ne manqua pas d’attirer nombre d’écrivains, journalistes et artistes américains. Le romancier Richard Wright trouva à Paris une liberté d’être que son pays ne pouvait pas lui offrir. De même pour Miles Davis qui, aux côtés de Claude Luter et Boris Vian, écuma les cavernes troglodytes bondées où le Hot Jazz faisait concurrence au Bebop. Paris était une fête à l’énergie débordante. Artistes et intellectuels étaient portés par une vitalité alimentée par une consommation effrénée d’alcool, de café et un savant cocktail de drogues – tabac, somnifère, amphétamines et excitants constituaient de véritables "outils de travail" nous dit l’auteure, transformant créateurs et penseurs en "machines à travailler" (185).

Pour autant les existentialistes étaient aussi des intellectuels engagés. De Beauvoir, qui vit comme un homme, bien loin des arcanes de la domesticité, entame ses recherches qui aboutiront à la publication scandaleuse du Deuxième sexe. Harcelé par les Catholiques, les Communistes et les Gaullistes, Sartre décide en 48 de fonder son parti politique, le Rassemblement Démocratique et Révolutionnaire, afin de défendre un socialisme non-communiste et d’unifier les factions de gauche. L’aventure se solde par un échec, la Troisième voie tant souhaitée ne s’incarne pas en politique mais laisse un héritage qui, selon Poirier, survit encore aujourd’hui.

Agnès Poirier, amoureuse

Dans Au café existentialiste, Sarah Bakewell souligne que "les idées [politiques, philosophiques] sont intéressantes mais les gens le sont bien plus". Et en effet, Left Bank transpire d’une sincère affection pour les destinées de celles et ceux qui animèrent ce moment historique avec enthousiasme et passion. Sous la plume de Poirier, on sent un profond attachement à certains personnages et même une certaines tendresse dans la description de leur cheminement.

Je citerai l’héroïque Jacques Jaujard, directeur du Louvre qui organisa la sauvegarde des œuvres du musée, notamment La Joconde, dont on suit les pérégrinations avec bonheur. Janet Flanner, correspondante à Paris pour le New Yorker, qui scrute d’un œil attentif l’évolution d’une génération en devenir. L’oubliée Edith Thomas, archiviste et écrivaine qui découvrit le bonheur des amours saphiques avec Dominique Aury, amante de Jean Paulhan [4]. Et enfin, la tragiquement fidèle Mamaine, épouse tourmentée du flamboyant mais violent Arthur Koestler.

Poirier revendique un texte qui n’est ni de la fiction ni un travail académique mais un récit à l’anglo-saxonne : divertissant, plaisant à lire et accessible au plus grand nombre. Elle exploite le romanesque d’existences désormais mythiques. On se délecte d’ailleurs des aventures un brin sensationnalistes et savamment montées de ces êtres hors normes. Une question subsiste cependant : que reste-t-il chez l’auteure de l’engagement et de la responsabilité si ardemment défendus par celles et ceux qui peuplèrent la Rive gauche le temps d’une décennie ? Poirier assume un certain retrait – les faits semblent se présenter d’eux-mêmes – mais cette distance objective n’entre-t-elle pas en contradiction avec le "collage" (4) revendiqué (tout assemblage implique un choix, une hiérarchisation de l’information) ainsi qu’avec l’engagement de celles et ceux qu’elle met en scène et dont une des premières revendications était d’affirmer et d’assumer leur propre subjectivité ? Il n’en reste pas moins qu’une des plus grandes qualités de ce livre est qu’il donne envie de se replonger dans les œuvres de ces fougueux personnages.

Aller plus loin

Rencontre avec Agnès Poirier, Shakespeare and Co, 5 avril 2018
Sarah Bakewell, Au café existentialiste. La liberté, l’être et le cocktail à l’abricot, Paris, Albin Michel, 2018
"Sara Bakewell, au café existentialiste", Les Chemins de la connaissance, France Culture, 23 mars 2018
"Bohemian Dance" in Stanley Donen, Funny Face, 1957
Laurence Brisset, La NRF de Paulhan, Paris, Gallimard, 2003
Danielle Sallenave, Castor de guerre, Paris, Gallimard/Folio, 2008
Albert Camus, Maria Casarès, Correspondance 1944-1959, Paris, Gallimard, 2017
Frédérique Roussel, "Edith Thomas, femme et conscience", Libération, 15 juin 2018
Geneviève Brisac, "Edith Thomas : échapper aux mensonges", Le Monde, 4 juillet 2018

Notes

[1La Free Generation des années 40 prend la suite de la Lost Generation (Génération perdue, expression trouvée par la poétesse Gertrude Stein) des années 20, quelques figures tutélaires comme Ernest Hemingway, Pablo Picasso ou Sylvia Beach et Adrienne Monnier faisant le lien entre les deux.

[2L’aventure de la publication du Silence de la mer de Vercors est là exemplaire, qui signe la création secrète des Éditions de Minuit et s’exporte dès 44 à l’étranger (Londres puis New York) grâce à la traduction de Cyril Connolly (33).

[3Poirier note qu’être femme dans le Paris d’après la libération continuait à être "un désagrément congénital" (220).

[4A noter que les éditions Viviane Hamy republient Le Jeu d’échecs, paru en 1970, archéologie multiple par laquelle Édith Thomas explore sa vie, son époque et sa psychée. Comme le souligne son éditeur, « Édith Thomas fut de tous les combats du XXe siècle : la guerre d’Espagne, le communisme, la Résistance, l’Algérie. Rééditer Le Jeu d’échecs lui rend enfin justice en mettant notamment en lumière sa parole prophétique quant à la lutte des femmes pour leur identité, leur indépendance, leurs droits… ».