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L’art de disparaître

À propos de : Hanna Rose Shell, Ni vu ni connu. Le camouflage au regard de l’objectif, Zones Sensibles
La Vie des Idées, 2015

Hanna Rose Shell examine la logique du camouflage depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à nos jours. Homme ou animal, caméléon ou soldat, il s’agit de voir sans être vu, de dissimuler son corps dans un environnement changeant – d’apprendre à devenir invisible.

Lorsque le philosophe Pierre Zaoui écrivait sur l’art de disparaître, il louait la discrétion comme une expérience existentielle épanouissante, un cesser d’apparaître permettant d’abdiquer « toute volonté de puissance et d’opposer à notre société caractérisée par une « lutte effrénée pour la reconnaissance et la visibilité » » [1], l’anonymat et l’invisibilité.

Tour à tour philosophique, poétique et politique, son essai réfléchissait à un effacement de soi furtif et modeste admettant l’avènement de l’autre ; une disparition positive, nécessaire et engagée, aux antipodes de ce qu’analyse Hanna Rose Shell dans son insolite Ni vu ni connu. Le camouflage au regard de l’objectif. Enseignante au MIT, celle-ci traite d’une invisibilité toute entière vouée à la survie (de l’animal ou du soldat) et à l’anéantissement de l’autre (le prédateur ou l’ennemi) ; une invisibilité par ailleurs conditionnée et soumise aux techniques d’observation et de surveillance photo-cinématographiques [2].

Là où Zaoui évoquait une disposition d’être, une disponibilité impliquant retrait, porosité et attention à autrui ; là où il prônait une réceptivité, un dialogue, un échange généreux avec son environnement, Shell examine la « logique » et la « conscience du camouflage », cette « forme de subjectivité cultivée » (p. 17) qui implique une stratégie de disparition à la fois défensive et offensive : un camouflage qui suppose une scrutation, une vigilance accrues, et qui aspire à un maximum d’invisibilité.

Retraçant l’histoire du camouflage à partir des formes matérielles et imagées qu’il nous a laissées, Shell explore l’art du disparaître pour mettre en valeur la métamorphose des champs de perception depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à nos jours. Centrant sa réflexion sur l’affirmation toujours davantage affirmée d’un soi caméléonesque ingénieux, elle explore trois variétés de camouflage à la croisée de l’art, de la science et de la stratégie militaire.

Le devenir-caméléon

Parangon de l’invisibilité stratégique, doué d’une évanescence visuelle instantanée, le caméléon s’évanouit dans la nature. Par ses facultés protéennes, il est l’animal-type du devenir, le modèle d’une fascinante métamorphose immédiate en mouvement vers lequel convergent les camouflages statique, sériel et dynamique qu’expose Ni vu ni connu.

Point d’appui du camouflage statique, les splendides « tableaux vivants de natures mortes » (p. 51) d’Abbott Thayer (1849-1921) capturent les moments cruciaux de la coloration protectrice ou « homochromie » animale – aptitude de certains animaux à harmoniser de façon temporaire ou définitive leur couleur à celle du milieu ambiant. Par la taxidermie et la saisie photographique, ce pionnier dans la recherche du mimétisme humain de formes naturelles par ressemblance visuelle élabore des mises en scène naturalisées afin d’apprendre comment devenir un animal invisible.

Avec le développement et l’institutionnalisation en 1914 de cet « ultime moyen de voir » [3] qu’est la photographie aérienne, les tactiques de camouflage se dynamisent pour devenir sérielles. On produit des images à répétition héritant des recherches en chronophotographie [4], des filets de camouflage, « voiles magiques » (p. 77) jetés sur le paysage pour duper les interprètes de photographie aérienne, ainsi que des arbres-observatoires qui permettent de voir sans être vu. L’art de la dissimulation simulée intègre alors le fonctionnement de reconnaissance photographique pour mettre en doute les apparences et perturber, voire empêcher la lecture du champ visuel.

C’est enfin par l’entremise du cinéma que le camouflage se fait dynamique. À travers l’œuvre filmique de Len Lye (1901-1980), Hanna Shell montre en quoi le camouflage de combat et les technologies de surveillance photo-cinématographiques se mélangent pour élaborer un art de l’immersion qui table sur la manipulation de l’environnement médiatique au service de l’effacement de soi. Ce cinéma « épidermique » (p. 144), qui abolit la distinction entre monde filmé et monde naturel, ne vise plus à camoufler l’environnement mais l’être humain, qui aspire à toujours plus d’invisibilité.

Ainsi, depuis 1894, lorsque Thayer aménage son atelier-laboratoire, jusqu’aux expérimentations les plus contemporaines, en passant par la création de l’American Camouflage Society (1916), la standardisation du camouflage militaire (1918) et les films didactiques ou de propagande au tournant de la Seconde Guerre mondiale, Shell dévoile ce fantasme tenace et jamais démenti d’un homme invisible faisant de sa peau un écran sur lequel se projette son environnement – aspiration humaine à acquérir une enveloppe caméléonesque.

Des artistes-inventeurs

Comment disparaître dans l’image ? Telle est la question de ceux qui souhaitent survivre en milieu hostile. Questionnant les fondements ontologiques de la photo-cinématographie, Shell démontre que les recherches en dissimulation stratégique ont leurs racines dans des pratiques artistiques qui conjoignent bricolage artisanal, ingéniosité scientifique et inventivité pratique.

Peintre de formation, Thayer crée des photomontages, des tableaux de plumes, des pochoirs et des patchworks photographiques, mais il invente aussi des motifs textiles et élabore des croquis pour vêtement de camouflage inspirés de ses œuvres qui, en 1915, ne trouvèrent aucun acquéreur, ni auprès du War Office britannique, ni auprès du gouvernement américain. Le lieutenant-colonel Solomon J. Solomon (1860-1927), peintre académique pionnier dans les techniques de camouflage de guerre, invente l’arbre-observatoire en 1916, construction organique qui fusionne stratégie militaire et élaboration plastique.

Entre 1917 et 1919, la Special Works School (« Special Works » est le nom de code donné au camouflage par les Anglais pendant la Grande guerre) de Londres réunit une équipe hétéroclite d’ingénieurs, de photographes, de peintres, de sculpteurs, de décorateurs et de couturières pour élaborer des techniques de camouflage. Et Len Lye, documentariste atypique, cinéaste d’animation avant-gardiste qui fut formé à la London Film Society au tournant des années 1930, signe Kill or Be Killed en 1943, film de propagande utilisé dans les programmes d’entraînement militaire.

Par son argumentaire fluide et traduit avec talent, Hanna Rose Shell tresse les influences et les disciplines. Ses chapitres sensibles qui refusent le jargon nous plongent dans les mécanismes d’une dissimulation stratégique qui nécessite adaptation et créativité. Au gré de son cheminement historique, elle fait ressortir l’élaboration toujours plus sophistiquée d’une logique spectatorielle propre au camouflage qui interroge notre manière de regarder le monde et nous apprend à voir.

Le toucher du regard

Shell montre d’abord que la représentation du camouflage a chaque fois partie liée avec une certaine pédagogie. Thayer utilisait ses photos, ses pochoirs et ses tableaux à des fins didactiques, que cela soit dans des expositions participatives, des installations muséales ou dans Concealing Coloration in the Animal Kingdom (1909), ouvrage novateur qui comprend des illustrations interactives. L’image devient dès lors l’instrument d’un entraînement visuel au camouflage qui se prolonge par-delà les deux conflits mondiaux. La photo-cinématographie est mise au service de l’apprentissage militaire : il s’agit d’apprendre à voir sans être vu, de dissimuler son corps en mouvement dans un environnement changeant.

Shell met en exergue toute une logique visuelle et une esthétique du camouflage que l’on voit aujourd’hui généralisées dans certains films d’action (Predator de J. McTiernan), des jeux vidéos dont les first-person shooters (FPS), tels Call of Duty ou Battlefield qui parfois servent de simulateurs de combat pour l’entraînement des troupes de l’US Army, et les expérimentations japonaises de systèmes de camouflage optico-électronique photo-réfléchissant. Soulignant l’influence cruciale des innovations techniques sur ces évolutions, elle met en valeur « la persistance mentale des images » [5] qui conditionne nos manières de voir.

Il semble important de souligner que, si Hanna Shell analyse finement les images de camouflage comme « machine de guet » (Guerre et cinéma, p. iv.) conditionnant nos sociétés de surveillance hypermédiatisées, il n’en ressort pas moins que la photo-cinématographie détermine un autre type de regard, un regard sensible et épidermique. À contempler Peacock in the Wood (1909) de Thayer, les fascinants motifs des filets de camouflage tissés par des petites mains en 14-18, et Colour Box (1935) ou Rainbow Dance (1936) de Lye, une autre expérience de vision nous est offerte. Une expérience visuelle qui voit l’avènement d’un regard haptique [6], dont le toucher impressionniste se fond dans le visible jusqu’à l’épouser.

Aller plus loin

Abbott H. Thayer, Concealing Coloration in the Animal Kingdom, The Macmillan Co, 1909
Présentation de l’arbre observatoire sur le blog de l’Imperial War Museum
Vidéo sur la conservation de l’arbre camouflage
Article « Cubisme et camouflage » sur 1643-1945 L’Histoire par l’image

Notes

[11 Pierre Zaoui, La Discrétion. Ou l’art de disparaître, Paris, Autrement, 2013, p. 12 et p. 15.

[22 L’expression photo-cinématographie met en valeur la base commune que partagent la photographie et le cinéma, à savoir la prise de vue au moyen d’un appareil enregistreur, l’enregistrement et la révélation d’images sur pellicule, leurs effets de point de vue et de cadrage.

[33 Paul Virilio, Guerre et cinéma 1. Logistique de la perception, Paris, Cahiers du cinéma, 1991, p. 22.

[44 Dans les années 1870-1880, le Français Étienne Jules Marey (1830-1904) et l’Américain Eadweard Muybridge (1830-1904) inventent et développent la chronophotographie. Cette technique permet de capter une succession d’images qui décompose les mouvements de la locomotion animale et humaine à intervalles réguliers. Voir Thierry Gervais et Gaëlle Morel, « La chronophotographie », La Photographie. Histoire, techniques, art, presse, Paris, Larousse, 2008, p. 72-76.

[55 Paul Virilio, La Machine de vision, Paris, Galilée, 1988, p. 128.

[66 En esthétique, on parle de vision haptique (du grec « háptô », toucher) quand la vue découvre « en soi une fonction de toucher qui lui est propre, et n’appartient qu’à elle, distincte de sa fonction optique » (Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, Seuil, 1996, p. 99). Elle s’envisage comme une appréhension sensible et affective, phénoménologique du monde.