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Fictions réparatrices ou comment lire le monde à fleur de peau

A propos de : Catherine Bernard, Matière à réflexion. Du corps politique dans la littérature et les arts visuels britanniques contemporains, Paris, PUPS
Acta Fabula, 2019

[I]l y a, à ma connaissance, pas d’art valable ou authentique où on ne sente pas la cassure qu’on éprouve en regardant le monde après une nuit de cauchemars, brisé et perplexe.
Imré Kertész, « Eurêka ! », Discours de réception du prix Nobel 2002

Vitalité lectorielle

Catherine Bernard est une lectrice professionnelle. Elle a fait de la lecture critique son métier, mettant en lumière la rationalité fictionnelle propre aux textes et aux images qui peuplent notre monde contemporain. Avec minutie, elle décortique une grande variété d’œuvres qui déchiffrent la société britannique post-consensuelle, soit celles qui dès les années 1980 en Grande-Bretagne bouleversent les consensus hérités de l’après 45. Ses lectures plongent dans la chair d’un vaste corpus vivant, une dense matière à penser, prouvant par là l’engagement vivace d’une critique universitaire en prise avec une scène littéraire et artistique actuelle qui met au cœur de ses problématiques un corps politique en crise pour mieux méticuleusement le disséquer.

Présidente de la Société d’Études Anglaises Contemporaines, la SEAC, l’auteure résume et prolonge dans son ouvrage certaines réflexions explorées par une communauté soudée de chercheurs en littérature britannique qui, au fil des ans, s’est attelée à interroger les œuvres en tant qu’objets esthétiques inducteurs de conduites mentales, perceptives, morales, sociales ou politiques [1]. Ainsi, Matière à réflexion pratique une critique à la fois cognitiviste (à travers la phénoménologie) et éthique (notamment au prisme de la philosophie des vies précaires de Guillaume Blanc ou Judith Butler) qui délaisse quelque peu le rapport interprétatif à la lettre stricte du texte pour scruter le sens logé dans le corps représenté, l’expérience empathique (via les affect studies), et dans les formes incarnées du politique.

Aller voir, rendre compte, forcer à voir

En décembre 1936, Virginia Woolf assurait aux lecteurs du périodique communiste The Daily Worker que « l’artiste est autant affecté que les autres citoyens lorsque la société vit dans le chaos », ajoutant que le contact évident que l’écrivain entretient avec l’existence fait que chaque trouble agitant le quotidien des hommes « altère son angle de vision » [2]. C’est à cette altération qu’est attentive Catherine Bernard, décelant dans les récits littéraires et visuels une véritable praxis politique. Les œuvres s’enlacent aux corps singuliers et collectifs pour donner forme à des structures de sentiments. Écritures textuelles et visuelles vont y voir : elles vont voir ce qu’il en est depuis le triomphe de Margaret Thatcher jusqu’aux troublants sursauts du Brexit. Elles mettent en récit le devenir politique de la société britannique et par là font œuvre de témoignage.

Catherine Bernard s’intéresse donc au corps, qu’il soit biologique, socio-politique ou artistique (le corpus des œuvres) – au corps testimonial, en ce qu’il expose des symptômes tantôt secrets tantôt éruptifs, donnant par là à lire et voir la réalité épidermique du monde –, ainsi qu’à la compréhension viscérale de l’existence humaine dans ses aspects à la fois intime et sociaux. L’idée de corps est ainsi dépecée : corps souffrant, corps en crise, corps exclus, corps commun. Meurtrie par l’histoire et marquée au sceau des mutations socio-économiques néo-libérales, la chair permet de nous confronter à une intelligence incarnée.

Les figures de Francis Bacon offrent par exemple de plonger dans le vif. Elles donnent à voir des formes ultimes et extrêmes qui refondent l’expérience esthétique. Suivant la logique de la sensation telle qu’explorée par Gilles Deleuze, Catherine Bernard analyse comment l’appréhension charnelle d’œuvres écorchées opère des courts-circuits par lesquels sensibilité et intelligibilité fusionnent pour donner naissance à une intelligence sensible de la chair. Comme le souligne Deleuze, la sensation

c’est le contraire du facile et du tout fait, du cliché, mais aussi du "sensationnel", du spontané… etc. La sensation a une force tournée vers le sujet (le système nerveux, le mouvement vital, "l’instinct", le "tempérament", tout un vocabulaire commun au Naturalisme et à Cézanne), et une force tournée vers l’objet ("le fait", le lieu, l’événement). [3]

Le corps mis à l’épreuve s’envisage de fait comme l’interface privilégiée d’une représentation du personnel et de l’émotionnel, pour une réactivation esthétique de l’intelligence politique du sensible et pour ce que Catherine Bernard appelle le frayage citoyen des affects.

A travers la corporéité immanente mise en scène au théâtre, en peinture, dans certaines installations ou en littérature, l’auteure explore la fictionnalisation du biopolitique théorisée par Michel Foucault puis Giorgio Agamben ou Antonio Negri et les formes d’inscription multiples qu’il génère. En cela, elle met en valeur la puissance de la mimésis et des pouvoirs d’identification que cette dernière invente, en révélant la relation à la fois allégorique et incarnée que les mots et les images entretiennent avec notre monde. Elle montre comment les œuvres font jour sur une vérité négative, paradoxale et aporétique qui sollicite nos affects nus.

En cela, son essai vient compléter l’analyse-somme proposée par Catherine Coquio dans La Littérature en suspens. Écritures de la Shoah : le témoignage et les œuvres. Toutes deux portent attention à l’acte de témoigner, qui confie à la littérature une responsabilité heuristique puissante, mettant par là au jour « les fonctions vitales de l’art » [4] tout en les mettant en doute pour mieux les relancer. Cette poursuite artistique qui se fait malgré tout comprend un questionnement de sa pertinence, de sa légitimité et de son héritage, inscrivant en chaque œuvre une réflexivité critique et, partant, une certaine irrésolution qui déplace, retourne, négativise, étrangéise les procédés créatifs jusque là établis. Révéler la vérité négative des affects (qu’ils soient représentés ou bien éprouvés par les lecteurs-spectateurs), qui tient autant de l’inconfort que de la reconnaissance, c’est reconduire la puissance de fiction tout en pensant la catastrophe. Car envisager le désastre en art ou en littérature, même si l’auteur n’est pas témoin de première main des évènements qu’il fictionnalise, c’est s’alimenter au mélange d’utopie et de désespérance que suppose le témoignage artistique, c’est mettre l’histoire et la textualité, la visualité, en regard pour réfléchir un double cataclysme dystopique (celui du XXe siècle, après la Shoah et la menace nucléaire, comme celui à venir) tout autant que repenser les conditions de possibilité de la communauté à travers les corps représentés.

Apocalypse now ! La voix des aruspices hypermodernes

Étudiant les représentations littéraires de la guerre ou de l’âge post-apocalyptique (chez Pat Barker ou Ishiguro par exemple), un théâtre brechtien qui refuse la catharsis (chez Edward Bond en particulier) ou des arts plastiques qui se confrontent au dérèglements d’un corps social malmené, Catherine Bernard s’attache à une corporalité qui interroge le statut politique de la vie. Ses analyses prennent le contre-pied du constat dressé par Annie Lebrun dans son perspicace pamphlet, Ce qui n’a pas de prix. En effet, pour cette dernière la « financiarisation déshumanisante du monde » [5] fait disparaître le corps en tant que corps : « Dans cette perspective d’en finir avec l’infini qui nous habite, le corps aura été le premier à en faire les frais, comme s’il fallait commencer par tarir en lui la source du désir qui nous relie à la haute mer de l’impensé » [6]. Pour la poétesse, l’art contemporain induit des « effets de sidération, des sensations fortes s’opposant à toute sensibilité et court-circuitant tout velléité critique » [7]. Le « réalisme globaliste » d’œuvres signées Damian Hirst ou Jeff Koons enferme à l’intérieur d’un présent sans présence qui dénie le corps, l’exproprie. Catherine Bernard y voit au contraire le lieu de possibles où tout peut encore être réinventé – l’espoir semble persister dans l’obscurité ambiante [8]. Elle discerne chez Mark Quinn, Steve McQueen, Donald Rodney, Gavin Turk ou Michael Landy, parmi tant d’autres, le besoin d’inventer de nouvelles cohérences et, peut-être, de se lancer dans cette « quête utopique de formes qui relient » [9] qu’Annie Lebrun appelle de ses vœux,.

Auteurs et créateurs pensent de fait la fin autant que les fins de l’art pour reconsidérer les conditions de possibilité de la communauté à travers le corps justement. Ils l’investissent dans ce qu’il a de plus intime comme lieu même du politique – je pense aux pages consacrées au travail de Quinn, Janette Winterson ou Rodney sur la peau devenue « métaphore de la vulnérabilité créative qui seule permet d’être au contact du monde » (163) – et en cela se rendent comptables des temps et des problématiques qu’ils traversent. Scrutant la violence des échanges en milieu tempéré, ils sont en prise avec les contradictions de la doxa libérale tout en faisant œuvre citoyenne. Catherine Bernard y voit là le signe de nouvelles modalités de partage, dans la lignée du partage du sensible défini par Rancière. En rendant visible et lisible des expériences de déliaison à travers les expériences des sans-classes et des déclassés, les artistes et écrivains britanniques contemporains interrogent la puissance heuristique de la marginalité et son potentiel de réinvention. Ils sont nos augures modernes et leurs représentations incarnées disent la « capacité de la littérature et des arts plastiques à nous faire éprouver notre être politique dans sa matérialité quotidienne charnelle » (185).

Parier sur la reconfiguration

« L’art peut-il rejoindre le plus écrasant réel pour jouer avec lui ou se jouer de lui dans le monde du sens ? », demande Catherine Coquio [10]. Il semblerait que les fictions étudiées par Catherine Bernard qui, sans cesse, réinventent leur fonction politique, répondent par l’affirmative en intégrant ce réel en leur sein. Actant l’existence de « présences obstinées » (252), celles d’un corps collectif spectral ou d’êtres qui font l’expérience de la ruine, elles font œuvre rédemptrice, voir même réparatrice, en repoussant leurs propres frontières. Nouant ensemble le symbolique, l’esthétique et le politique, les nombreuses œuvres choisies par l’auteure se confrontent à l’autre, à l’abject, à l’immonde ou à l’être liminal. Elles se confrontent au regard de l’autre forclos – dans le cinéma de Ken Loach et la photographie de Martin Parr ou de Tom Hunter par exemple. Dans l’inclusion de ce qui est étranger ou exclu se dessine alors une nouvelle reconfiguration du perceptible, du pensable, modifiant le territoires des possibles.

Catherine Bernard s’attarde sur la voix commune offertes par certaines œuvres citoyennes, des formes de création collectives qui accomplissent la politique de Rancière. Les auteurs contemporains britanniques inventent des modes novateurs de l’expérience esthétique qui, médiées par le corps ou des espaces corporéisés tels la maison, induisent des formes nouvelles de subjectivité politique et configurent des modes sensibles communs. Selon Rancière,

les énoncés politiques ou littéraires font effet dans le réel. Ils définissent des modèles de parole ou d’action mais aussi des régimes d’intensité sensibles. Ils dressent des cartes du visible, des trajectoires entre le visible et le dicible, des rapports entre des modes de l’être, des modes du faire et des modes du dire. Ils définissent des variations des intensités sensibles, des perceptions et des capacités des corps. [11]

Ce sont ces capacités qui, selon Catherine Bernard, interrogent la matérialité expérientielle des représentations et comprennent comment nous faisons corps avec le présent. Textes et images questionnent la pensée de l’héritage, se peuplent de fantômes, cultivent l’art de la citation (l’intertextualité en littérature, la reprise visuelle en art plastique – Vermeer chez Hunter entre autres). Tous font vivre des survivances incarnées qui donnent corps à la conscience de notre historicité ainsi qu’à la nécessité d’envisager l’à-venir. « S’interroger à nouveau sur la mimésis, ses limites, sa puissance est une façon de remettre au travail la possibilité de voir avec, de voir comme et donc de faire communauté » (116), souligne l’auteure. Prises ensemble, les œuvres convoquées par cet essai riche et ambitieux font entendre une voix commune, celle d’artistes-citoyens qui voit l’urgence de penser et de créer une policité sensible basée sur l’écoute démocratique et des échanges sans fin.

Matière à penser offre un état des lieux attentif sur la foisonnante production artistique d’Outre-Manche. Épousant un corpus critique et théorique d’une impressionnante diversité, l’essai fait également la synthèse des multiples modes de penser notre existence contemporaine. Impénitente veilleuse, Catherine Bernard démontre, c’est incontestable, l’urgence à décrypter les textes et déchiffrer les images pour apprendre enfin à cerner et mieux comprendre la corporéité tangible de notre humanité fragilisée.

Notes

[1Je pense aux travaux entrepris par le laboratoire EMMA de l’Université Montpellier 3, la Société Angliciste – Arts, Images, Textes (SAIT) et la Société d’Études Modernistes (SEM).

[2Virginia Woolf, « Why Art Today Follows Politics », The Crowded Dance of Modern Life, London : Penguin, 1993, 135, 133. Ma traduction.

[3Gilles Deleuze, Francis Bacon. La logique de la sensation, Paris : La Différence, 1996, 27.

[4Catherine Coquio, La Littérature en suspens. Écritures de la Shoah : le témoignage et les œuvres, Paris : L’Arachnéen, 2015, 14.

[5Annie Lebrun, Ce qui n’a pas de prix, Paris : Stock, 2017, 17.

[6Ibid, 88.

[7Ibid, 17.

[8Sur cette question, je renvoie aux textes de Rebecca Solnit, Garder l’espoir : autres histoires, autres possibles (Actes Sud 2006) et « Les ténèbres de Woolf – Embrasser l’inexplicable » dans Ces hommes qui m’expliquent la vie (L’Olivier 2018).

[9Ibid, 140.

[10Catherine Coquio, La Littérature en suspens. Écritures de la Shoah : le témoignage et les œuvres, op. cit., 38.

[11« Jacques Rancière. Le partage du sensible : interview », Mediaparthttps://blogs.mediapart.fr/segesta3..., 15 septembre 2015.